La « cancel culture » est devenue un mécanisme récurrent dans notre société, plébiscitée par certains, décriée par d’autres, elle illustre avec pertinence la polarisation des opinions en France.
« N’effacez pas Gérard Depardieu », tel était le titre de la tribune signée par 56 personnalités, le 25 décembre 2023, dans les pages du Figaro. Un titre méticuleusement choisi, tant il fait référence au principe de « cancel culture ». Pourtant alors que le « monstre sacré » du cinéma français vient tout juste d’être déclaré coupable d’agressions sexuelles, ce dernier aurait déjà repris les tournages. Aux manettes, l’un de ses plus grands soutiens, Fanny Ardant. Finalement, peu de doutes, non la « cancel culture » ne détruit pas des carrières.
La « cancel culture » est un terme créé par la droite américaine pour qualifier et souvent discréditer, la volonté d’une partie de la population de dénoncer, boycotter, voire censurer un individu ou une œuvre parce qu’il ou elle a été jugé offensant. Un mécanisme qui prend très souvent racine sur les réseaux sociaux et souvent perçu comme une manifestation du politiquement correct. Depuis que le mouvement « Me too » a libéré la parole de milliers de femmes, ce mécanisme s’est particulièrement orienté vers les personnalités accusées de violences, d’agressions sexuelles ou de viol. Des positions qui permettent de faire éclater la vérité médiatiquement, mais qui servent souvent d’argument pour les accusés, comme si un acharnement injuste s’était abattu sur eux.
Un effacement ancré dans l’histoire
Pourtant, un simple changement d’échelle permet de se rendre compte que la « cancel culture » agit en retour de bâton. Les personnes cancel sont issues de catégories favorisées et notamment des hommes blancs, hétérosexuels et cisgenres. Un profil dominant depuis des millénaires, qui n’a pas hésité à effacer et accaparer les travaux, œuvres, actes des minorités. Un constat qui n’est pas reconnu par la société qui n’arrive pas à se séparer de ses travers sexistes et racistes.
À travers la « cancel culture », le public n’essaye pas tant d’effacer les personnes mises en cause mais plutôt de mettre en avant des artistes qui ne sont pas visés par des plaintes, dont le travail a souvent été mis au second plan. « Il s’agit de mettre en avant plus d’œuvres réalisées par des femmes pour remplacer celles réalisées par des hommes. Dans mes cours, je préfère donc, par exemple, utiliser Cléo de 5 à 7, d’Agnès Varda, plutôt qu’A bout de souffle de Jean-Luc Godard qui a une manière de filmer extrêmement genrée. », explique à France Culture, Iris Brey, universitaire et critique de cinéma. Un concept développé par l’historienne Laure Murat dans son livre Qui annule quoi ? Sur la cancel culture (Seuil, 2022).
Le retour des effacés
Certaines personnes continuent néanmoins de détourner cette lutte pour revendiquer la destruction mémorielle et la séparation entre l’homme et l’artiste. Des valeurs revendiquées par l’extrême droite, particulièrement par l’empire Bolloré. Le milliardaire n’hésite pas à placer sur ses antennes des personnes visées par des plaintes et par la « cancel culture », comme Jean-Marc Morandini sur Cnews et plus récemment Sébastien Cauet sur Europe 2.
Dans le même registre, difficile de ne pas évoquer la récente promotion médiatique de Nicolas Bedos, condamné en 2022 pour agression sexuelle. Son livre La Soif de honte, lui a permis de revenir à la télévision mais cette fois loin des médias Bolloré. Accueilli à bras ouvert sur le service publique par Léa Salamé, il a pu dérouler son discours pendant plusieurs dizaines de minutes sur France 2 dans l’émission Quelle Epoque !. Même sort dans la presse, où Le Point lui a offert sa une, avant d’être relayé par de nombreux médias comme Le Figaro.
Ces différents exemples montrent parfaitement que les personnes aux profils dominants réussiront toujours à se relever grâce au système en place, à l’idéologie conservatrice et à leur réseau de contacts. Ces retours aux avant-postes agissent comme l’effacement de la gravité de leurs actes et du respect de leurs victimes. Quand les agresseurs retrouvent leur place dans le poste de télévision, seulement 6 % des victimes de violences sexuelles se sont rendues au poste de police en 2023.