La révélation : des traitements interdits sous la source
Fin janvier 2024, Le Monde et France Info publient des documents internes attestant qu’à Vittel, Contrex, Hépar et Perrier, des lampes UV et des filtres au charbon sont utilisés. Strictement prohibés pour l’eau « minérale naturelle », ils sont pourtant employés « depuis au moins une quinzaine d’années ». Nestlé Waters admet aussitôt ces pratiques, tout en jurant que « la sécurité sanitaire des consommateurs a toujours été assurée ». L’affaire prend immédiatement une dimension nationale, car ces marques pèsent plus d’une bouteille d’eau sur trois vendues dans l’Hexagone.
La confiance du public, jusqu’alors quasi instinctive, change brutalement.Une expertise indépendante de l’Anses, conduite à Nancy pour les ARS Grand Est et Occitanie (octobre 2023), infirme cette sérénité. Les PFAS au-delà de 0,1 µg/L, pesticides dégradés, bactéries fécales et « variabilité microbiologique préoccupante » sont répertoriés. Les scientifiques soulignent même n’avoir reçu de l’industriel que des données « tronquées et parcellaires ». Cette découverte éclaire les alertes internes émanant d’ingénieurs qualité, et révèle les limites du système français d’autocontrôle : les ARS disposaient de signaux faibles depuis 2020, mais le dispositif d’alerte n’a pas résisté à la pression économique des volumes mis sur le marché.
De la microfiltration à la mise en demeure préfectorale
Après avoir démonté UV et charbon, le groupe installe des cartouches céramiques : 0,2 µm à Vergèze (Perrier), 0,45 µm dans les Vosges (Vittel, Contrex, Hépar). Le 20 janvier 2023, la Direction générale de la santé préconise la suspension de l’exploitation : ces seuils, inférieurs au « 0,8 µm de tolérance » fixé par l’Afssa en 2001, s’apparentent à un traitement de désinfection interdit. Dans le jargon réglementaire, cela signifie que l’eau n’est plus « pure à la source », condition sine qua non de l’appellation. L’exécutif tranche toutefois en faveur d’un « plan de transformation » qui valide les filtres.
Mais le 7 mai 2025, changement de ton. Les préfets du Gard et des Vosges mettent Nestlé Waters en demeure et leur demande d’ôter ces dispositifs sous deux mois. Selon les hydrogéologues mandatés, la « pureté originelle » n’est plus démontrable. À Vergèze, l’avis sanitaire est « défavorable » au maintien de l’appellation « eau minérale naturelle ». Cinq forages sont désormais sous examen, la décision finale tombe le 7 août. En clair, le modèle économique de Perrier bascule. Sans filtre, la société devra soit prouver que la nappe est redevenue potable sans intervention, soit rebaptiser définitivement ses bulles en boisson gazeuse aromatisée (un marché beaucoup moins lucratif).
L’État entre « veille sanitaire et lobbying«
La commission d’enquête sénatoriale, présidée par Laurent Burgoa (LR, Gard), établit en mai 2025 la chronologie d’un « arbitrage fautif ». Dès juillet 2022, Alexis Kohler, alors secrétaire général de l’Élysée, est alerté lors d’un sommet Choose France. D’autres réunions suivront, jusqu’à l’autorisation expresse de la microfiltration en février 2023. Les sénateurs parlent de « liaisons dangereuses » : pour Nestlé, il ne s’agit plus seulement de faire valider un procédé, mais de sécuriser et de rassurer les investisseurs et à la grande distribution. Les sénateurs publient 74 pages d’échanges où Muriel Lienau puis Laurent Freixe sollicitent la présidence pour éviter « un arrêt de production ».
Entre-temps, un rapport de l’ARS Occitanie de décembre 2023 est partiellement effacé. Les mentions d’atrazine, de PFAS et de pics de bactéries E. coli disparaissent du document soumis au Coderst. Les parlementaires voient la preuve d’une « stratégie de dissimulation conjointe ». L’exécutif explique, lui, avoir « renvoyé l’industriel vers les services compétents ». Cette séquence illustre l’angle mort français. La protection du consommateur dépend d’une chaîne de décisions où ministère de la Santé, préfecture et Élysée peuvent, par petites touches, adoucir l’information diffusée au public.
Conséquences économiques : ventes en recul, emplois menacés
Le scandale se mesure aujourd’hui en chiffres. Selon Circana, les ventes Perrier reculent de 14 % sur janvier-avril 2025, de 23 % pour le seul mois d’avril, tandis que le segment des eaux minérales gagne globalement 2,5 %. La désertion est visible en rayon : les palettes de bouteilles vertes se stockent plus longtemps, quand d’autres marques régionales tirent profit du repli.
Sur les sites vosgiens, 1 milliard de bouteilles sortaient encore chaque année ; la CFDT redoute « une nouvelle baisse d’activité » après un premier plan social. Nestlé, dont la branche eaux ne pèse que 3,5 % de son chiffre d’affaires et seulement 9,3 % de marge (contre 17,2 % pour l’ensemble du groupe), a déjà annoncé la filialisation de l’activité au 1ᵉʳ janvier 2025 et vise 2,5 milliards d’économies en trois ans. La manœuvre ressemble à une pièce classique de « spin-off » : isoler le risque et, si besoin, préparer une cession partielle à un fonds spécialisé, comme pour les pizzas Buitoni en 2023.
Le marché, sceptique, a retranché plus de 20 % de la capitalisation boursière en douze mois. Les courtiers soulignent que les marques emblématiques constituent l’ADN de Nestlé ; leur mise en cause altère la valorisation intangible du portefeuille.
Offensive judiciaire
Après Foodwatch et la CLCV, l’UFC-Que Choisir dépose le 3 juin 2025 deux plaintes. L’une à Nanterre pour « tromperie aggravée », l’autre à la Cour de justice de la République visant quatre ministres. Une procédure de référé d’heure à heure demande la suspension immédiate de la vente de Perrier sous étiquette minérale. Parallèlement, le parquet de Paris mène depuis février une information judiciaire pour neuf infractions, dont « tromperie » et « mise en danger de la vie d’autrui ».
Les juristes rappellent que la peine maximale pour tromperie en bande organisée peut atteindre sept ans de prison et 750 000 € d’amende, voire davantage (en sachant que la commission d’enquête a chiffré le bénéfice à près de 600 millions d’euros). Les syndicats CGT-CFDT envisagent aussi des poursuites pour « préjudice d’image ». Et le Sénat évalue à 595 millions d’euros le chiffre d’affaires tiré des eaux filtrées entre 2022 et 2025. (pour 2 millions d’amende déjà versés dans les Vosges). La disproportion entre le gain estimé et les sanctions déjà prononcées renforce la colère des associations de consommateurs.
Quelles issues pour la ressource et la filière ?
Les préfets exigent une alternative aux filtres < 0,45 µm ; Nestlé promet « une solution technique » sans préciser laquelle. Sans issue rapide, les eaux gazéifiées de Vergèze pourraient n’être commercialisées que sous la nouvelle bannière « Maison Perrier ». Sans référence minérale naturelle et un repositionnement déjà amorcé sur deux forages. Pour l’Occitanie, l’enjeu est massif. Perrier emploie près de mille personnes en CDI, engendre un écosystème de sous-traitants et contribue à l’image touristique de la Camargue gardoise.
Le rapport sénatorial préconise 28 mesures telles que l’inspection de l’ensemble des 104 usines françaises avant fin 2026, la surveillance systématique des PFAS et microplastiques, ainsi que la publication des volumes prélevés, et la mention obligatoire des traitements sur l’étiquette. Les élus insistent aussi sur la transparence. Ils veulent que toute dérogation sanitaire fasse l’objet d’un affichage en mairie, sur le modèle de l’eau du robinet. Cela permet que le consommateur soit averti sans délai.
De leur côté, les consommateurs se tournent vers des marques régionales vues comme plus sûres. Ce qui met une pression sur le leader mondial. Trois millions de bouteilles Perrier ont déjà été détruites ; des cuves restent bloquées en attente d’analyses. Au-delà de la bataille judiciaire, c’est la confiance publique qui est en jeu.
Pour réhabiliter ses marques, Nestlé Waters devra prouver que « The Healthy Hydration Company » n’est pas qu’un slogan. Sans transparence intégrale sur la qualité des nappes et les procédés en usine, l’étiquette « minérale naturelle » pourrait bientôt devenir un souvenir gazeux. En coulisse, les investisseurs attendent déjà le 7 août, date à laquelle le préfet du Gard décidera de l’avenir des cinq forages. Si l’autorisation est retirée, c’est toute la face de la firme Perrier qui pourrait s’évaporer…