Du 30 avril au 8 septembre, le Musée national des arts asiatiques, le Musée Guimet a consacré une grande exposition aux « Bronzes royaux d’Angkor, un art du divin ».
Si l’art khmer est mondialement célèbre pour ses temples monumentaux de pierre, il recèle aussi une autre richesse, longtemps méconnue : la statuaire de bronze.
Une histoire qui se raconte à travers les âges
Angkor, capitale de l’Empire khmer pendant plus de cinq siècles, a laissé à la postérité un patrimoine architectural sans égal. Ses sanctuaires bouddhistes et brahmaniques, aujourd’hui célèbres pour leurs sculptures de pierre, abritaient autrefois une multitude de divinités et d’objets rituels en métaux précieux : or, argent, bronzes dorés. Ils témoignaient de la puissance spirituelle et politique des souverains khmers.
Grâce à des prêts exceptionnels du Musée national du Cambodge à Phnom Penh, le public parisien a pu découvrir un pan méconnu de cet art raffiné. À travers un parcours chronologique ambitieux, l’exposition retrace le rôle du bronze dans la civilisation khmère.
L’icône de l’exposition fut sans conteste la monumentale statue de Vishnou, retrouvée en 1936 par le conservateur français Maurice Glaize au Mébon occidental, l’un des temples d’Angkor. Composé d’un grand buste et de 84 fragments, cet ensemble constitue le plus grand bronze jamais découvert en Asie du Sud-Est. Conservée à Phnom Penh, l’œuvre a été prêtée à Paris après une campagne exceptionnelle de restauration et d’examens scientifiques.
Pendant près de mille ans, la corrosion avait voilé la beauté originelle de la statue. Les experts du laboratoire des musées nationaux ont entrepris une véritable enquête : prélèvements, radiographies, faisceaux laser, etc. Autant de techniques permettant de « faire parler la matière ». Ces analyses ont révélé des détails fascinants : de l’argent incrusté dans les yeux et le cou, du mercure entre les lèvres, et surtout une peau autrefois dorée qui faisait resplendir la divinité.

Grâce aux technologies numériques, le chercheur Pascal Mora et l’équipe d’Archéovision ont pu restituer virtuellement l’apparence initiale de Vishnou. Les doigts manquants, les bijoux ciselés, les motifs disparus ont été recréés en 3D. Cela offre au public une vision inédite de ce chef-d’œuvre tel qu’il devait briller au XIᵉ siècle. Même si la statue ne peut être restaurée dans son état originel. Un léger nettoyage a néanmoins redonné à son bronze une patine plus claire, aux reflets verts, proche de son éclat d’autrefois.

Cette exposition ne se résume donc pas à une présentation d’œuvres, mais constitue un véritable dialogue entre archéologie, histoire de l’art et sciences modernes. Elle rappelle combien le patrimoine khmer, aujourd’hui inscrit au patrimoine mondial de l’humanité, continue de livrer ses secrets. Et comment la rencontre entre tradition et technologie peut redonner vie aux dieux de bronze endormis depuis des siècles.
Un patrimoine longtemps oublié : le Cambodge et la France au siècle dernier
Avant de devenir un sujet de coopération culturelle et de fierté nationale, le patrimoine cambodgien a longtemps été marqué par une histoire complexe, faite à la fois d’admiration et d’appropriation.
Sous le protectorat français, instauré en 1863, le Cambodge a vu ses temples, ses sculptures et son passé antique devenir les vitrines d’un empire colonial en quête d’exotisme. L’archéologie, alors dirigée par des chercheurs occidentaux, servait autant à étudier qu’à posséder.
Dès la fin du XIXᵉ siècle, l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) joua un rôle central dans la redécouverte d’Angkor. Selon Magali Bigaud, dans sa thèse La France et le Cambodge, 1953-1970 : du protectorat à la coopération, l’objectif officiel était de « sauver la culture khmère », de préserver les vestiges d’un passé glorieux menacé par le temps et la jungle. Mais derrière cette mission scientifique, se cachait une autre réalité : celle d’un regard colonial. La France se posait en gardienne d’un patrimoine qu’elle considérait comme orphelin sans son intervention. Les temples restaurés, les statues transportées à Paris et les collections constituées dans les musées français témoignent autant d’un effort de sauvegarde que d’un déséquilibre profond dans la possession des œuvres.
Les Français ont permis la conservation de sites majeurs comme Angkor, mais souvent en s’appropriant la narration et la gloire de ces découvertes. Pendant longtemps, le patrimoine cambodgien n’appartenait plus vraiment aux Cambodgiens. Il était montré, étudié, interprété depuis l’extérieur, comme si le peuple khmer lui-même n’était plus que spectateur de son histoire.

Ce rapport inégal se prolongea jusqu’à la période des indépendances. Après 1953, alors que le Cambodge retrouvait sa souveraineté, la coopération culturelle franco-cambodgienne se mit en place. Notamment à travers la poursuite des fouilles et des restaurations par l’EFEO.
Mais les années de guerre et d’instabilité allaient bientôt menacer ce fragile équilibre. Pendant les conflits armés, la Convention de La Haye de 1954, censée protéger les biens culturels, fut difficile à appliquer. Les temples furent pillés, les sculptures arrachées, les bronzes et les bas-reliefs vendus au marché noir. Le patrimoine devint une proie de guerre, plus qu’un héritage à protéger.
L’archéologie au Cambodge a d’abord été une aventure coloniale avant de devenir, petit à petit, une quête d’identité nationale. Ce n’est que récemment que les Cambodgiens ont pu reprendre la main sur leurs sites, leurs musées et leur mémoire.

Retrouvés en mai 1960 lors du curetage d’un bassin du monastère bouddhique à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest d’Angkor.

La coopération franco-cambodgienne fait aujourd’hui face à de nombreux défis pour préserver le patrimoine khmer
Aujourd’hui, la relation entre la France et le Cambodge n’a plus rien de la domination d’autrefois. Elle s’est transformée en une coopération patrimoniale, fondée sur la restitution, la recherche commune et la mise en valeur du patrimoine pour les Cambodgiens eux-mêmes.
Pour commencer, la France apporte une aide financière au Cambodge dans le cadre de cette coopération pour la préservation du patrimoine cambodgien. Par exemple, plus de 56 millions d’euros ont été investis par la France depuis 1993 pour aider à la préservation du patrimoine khmer. D’ailleurs, 6 millions d’euros ont été alloués par le Ministère de l’Europe et des affaires étrangères dans le cadre de la restauration du site du Mébon Occidental qui a débuté en 2012. Ces 6 millions d’euros permettent bien sûr de financer la conservation et la restauration de ce site historique. Néanmoins, une partie de ce financement est également allouée à la formation des ouvriers et experts cambodgiens. Ils sont près de 150 à travailler sur le site du Mébon Occidental.
L’aide apportée par la France n’est donc pas seulement financière. En effet, des spécialistes français sont également missionnés pour restaurer certaines œuvres khmer. Par exemple, la restauration du temple du Baphuon, qui s’est terminée en 2016, a été réalisée en partie par des historiens et archéologues français. Il est également nécessaire que les experts et ouvriers cambodgiens soient formés aux techniques de restauration et de conservation pour préserver au mieux ce patrimoine. La France apporte donc une aide humaine et scientifique en formant les intervenants locaux lors des chantiers de restauration. Cela permet à ces derniers de connaître les techniques pour restaurer mais aussi préserver et mettre en valeur leur patrimoine historique et archéologique.
A près de 10 000 kilomètres du Cambodge, sur le territoire français, il a également été décidé que la France mettrait sa technologie de pointe au service de la restauration du patrimoine cambodgien. A titre d’exemple, on peut citer la restauration du Grand Vishnou du Mébon, surnommé la “Joconde du Cambodge”, qui a été récemment réalisée pour le laboratoire nantais Arc’Antic. L’excellente réputation de ce laboratoire provient des spécialistes qui y travaillent et qui détiennent des connaissances pointues sur la restauration d’œuvres millénaires. Des techniques modernes telles que la micro-injection sont également utilisées dans le but de corriger les diverses imperfections de la statue causées par les siècles passés. L’idée étant clairement de traiter ces “défauts” en modifiant le moins possible l’œuvre originale.
De plus, la France apporte son aide en participant à la numérisation des archives regroupées à la Conservation du Cambodge. Ces documents sont notamment relatifs à l’étude et à la préservation de la statue dansante du Shiva, retrouvée sur le site de Koh Ker et qui est datée du Xème siècle. Cette “modernisation” des archives est réalisée par l’École Française d’Extrême Orient (EFEO) en partenariat avec, notamment, le ministère de la Culture et des Beaux Arts cambodgien. Le but de cette numérisation est claire: permettre aux spécialistes cambodgiens, français et internationaux d’accéder à l’ensemble de cette documentation qui sera très utile lors de la prochaine restauration des temples d’Angkor.
Mais de plus en plus d’acteurs internationaux s’intéressent à la culture khmer
S’agissant du site archéologique d’Angkor justement, la France est co-présidente, avec le Japon, du Comité International de Coordination pour la sauvegarde et le développement du site d’Angkor et de Sambor Prei kuk. En lien avec les autorités locales, la France et le Japon doivent coordonner l’aide qui est apportée pour les différents pays et organisations internationales impliqués dans la restauration et la protection du site d’Angkor. Le défi actuel consiste à développer l’essor économique du site qui attire de plus en plus de visiteurs tout en garantissant la gestion durable et la préservation de ce site historique. A cela s’ajoute le respect du caractère sacré du temple. Pour faire face à ce triple défi, la France tente de collaborer et d’impliquer le plus possible les populations locales dans la mise en valeur et la conservation du site d’Angkor.
Ainsi, les acteurs français engagés dans la préservation du site d’Angkor (Ministère de l’Europe et des affaires étrangères, Ministere de la culture, Centres de recherche, EFEO et le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la recherche) doivent collaborer avec les acteurs locaux mais aussi internationaux. En effet, sur le site d’Angkor, de nombreux pays, notamment l’Allemagne et le Japon ont envoyé des spécialistes pour aider à la préservation et à la conservation du site. A titre d’exemple, le Japon s’est récemment engagé à verser, sur 3 ans, 900 000 $ pour aider à restaurer le temple du Bayon situé.
A ces acteurs internationaux s’ajoutent également les institutions internationales telle que l’UNESCO. Cette agence des Nations Unies a par exemple récemment communiqué au sujet des dégradations qu’ont subi certains sites classés au patrimoine mondial de l’UNESCO suite au conflit armé entre la Thaïlande et le Cambodge. L’UNESCO s’est d’ailleurs engagée à surveiller, via des images capturées par des satellites, les sites qui seront potentiellement impactés par ce conflit.
Conserver et mettre en valeur les sites archéologiques cambodgiens, faire connaître le patrimoine khmer et en tirer un avantage économique de façon durable tout en le protégeant en cas de conflit sont les objectifs que poursuit la coopération franco-cambodgienne. Des défis de grande importance réalisables grâce au soutien d’autres pays mais aussi d’institutions internationales. Surtout, des objectifs qui rendent la coopération entre le Cambodge et la France nécessaire pour de nombreuses années encore.





