Cette image, aussi protocolaire soit-elle, symbolise un virage diplomatique majeur, aux résonances complexes. À travers cette rencontre, c’est tout un échiquier qui se redessine : le Moyen-Orient post-Assad, la stratégie française dans la région, les tensions entre morale républicaine et intérêts d’État. Et surtout, cette interrogation, lancinante : peut-on, au nom du pragmatisme, recevoir un homme à l’histoire aussi controversée qu’Ahmad al-Charaa ?
Un président de rupture ou de continuité ?
Ahmad al-Charaa n’est pas un inconnu. Ancien cadre de Hayat Tahrir al-Sham (HTS), organisation islamiste née des décombres du Front al-Nosra, lui-même émanation d’Al-Qaïda en Syrie, il a longtemps été considéré par les chancelleries occidentales comme un acteur à tenir à distance. Pourtant, depuis la chute du régime Assad en novembre 2024, il s’est imposé comme le visage d’une transition syrienne inespérée.
Porté par une alliance improbable de factions rebelles, de notables locaux et de technocrates exilés revenus au pays, al-Charaa a su capitaliser sur le vide laissé par la chute du pouvoir baassiste. En quelques mois, il s’est bâti une stature présidentielle, multipliant les gestes d’apaisement : libération de prisonniers politiques, ouverture d’un dialogue national, promesse d’élections pluralistes.
Mais derrière l’image du réformateur, certains voient l’ombre persistante de ses alliances passées. S’il affirme aujourd’hui avoir rompu avec tout projet islamiste radical, son parcours continue d’alimenter la méfiance. Et la France, en l’invitant à l’Élysée, a clairement choisi de parier sur sa mue. Un pari risqué.
Une France en quête d’influence au Moyen-Orient
Pourquoi Paris ? Pourquoi maintenant ? La réponse tient en un mot : influence. Depuis plusieurs années, la France tente de retrouver un rôle structurant au Moyen-Orient. Longtemps éclipsée par la diplomatie américaine, concurrencée par la Russie, marginalisée par la montée en puissance turque et iranienne, elle cherche à se réinsérer dans le jeu.
La chute du régime Assad, aussi soudaine que brutale, a ouvert une brèche. La Syrie est un pays fracturé, exsangue, mais stratégique. Frontalière d’Israël, du Liban, de la Jordanie, de l’Irak et de la Turquie, elle demeure une pièce maîtresse dans la stabilité régionale. En recevant Ahmad al-Charaa, Emmanuel Macron espère placer la France au cœur du processus de reconstruction économique, politique, mais aussi sécuritaire.
Car le président français ne cache pas ses ambitions : soutenir la transition, accompagner les réformes, garantir la sécurité des minorités, tout en veillant à ce que la Syrie ne redevienne pas un terreau du terrorisme. C’est une stratégie d’influence douce, mais aussi une tentative de sécurisation à long terme de l’espace méditerranéen.
Derrière les sourires, des conditions strictes
Lors de la conférence de presse commune, le ton était mesuré, mais les messages clairs. Emmanuel Macron a rappelé que le soutien de la France à la Syrie post-Assad n’était pas inconditionnel. La levée progressive des sanctions européennes reste suspendue à la mise en œuvre de réformes concrètes : respect des droits fondamentaux, organisation d’élections pluralistes d’ici fin 2026, protection des minorités kurdes, alaouites et chrétiennes.
Ahmad al-Charaa, lui, s’est voulu rassurant. Il a répété sa volonté de bâtir une « Syrie de tous les citoyens », d’instaurer une justice transitionnelle et d’ouvrir les archives des services de renseignement. Des paroles qui, dans la bouche d’un ancien membre d’un groupe jihadiste, sonnent comme une révolution rhétorique.
Mais les sceptiques restent nombreux. Car si des avancées ont été constatées — notamment la dissolution de la police islamique à Idlib et la création d’une commission indépendante pour enquêter sur les crimes de guerre —, la réalité sur le terrain reste floue. Les ONG internationales manquent encore d’accès à certaines régions, et des zones grises persistent dans le nord-est du pays.
Une visite qui divise la classe politique française
Il n’aura pas fallu attendre longtemps pour que la visite d’al-Charaa suscite une onde de choc dans le débat français. À droite comme à gauche, la scène politique s’est fracturée. Les critiques fusent, parfois virulentes.
Marine Le Pen a dénoncé « une capitulation morale« . Selon elle, « recevoir un homme ayant appartenu à une organisation terroriste, c’est insulter les victimes du djihadisme en France« . Elle exige une clarification publique sur les garanties obtenues par Paris avant toute normalisation.
Du côté des Républicains, Laurent Wauquiez parle d’ »erreur historique » et accuse Macron de « jouer aux apprentis sorciers avec un pays encore instable« .
À gauche, la critique est plus nuancée. Jean-Luc Mélenchon, tout en dénonçant « la mise en scène d’une réconciliation sans mémoire« , admet que « le dialogue est nécessaire si l’on veut accompagner la paix« . Le Parti socialiste, lui, demande un « contrôle parlementaire renforcé sur les suites de cette visite« , soulignant le risque d’une dérive opportuniste de la diplomatie française.
Les voix de la société civile : entre colère et prudence
Au-delà de la classe politique, la société civile n’est pas restée silencieuse. À Paris, plusieurs associations de la diaspora syrienne ont organisé des rassemblements pour dénoncer « l’amnésie diplomatique » française. Des pancartes « Pas de blanc-seing pour les bourreaux« , « Ni Assad, ni Charaa » ont été brandies place de la Bastille.
D’autres, au contraire, saluent un « acte de courage diplomatique« . C’est le cas de l’association Syrie Démocratie, qui milite depuis 2012 pour une solution politique. Selon son président, « le chemin vers la paix passe par le dialogue, même avec des figures controversées« . Il appelle à « ne pas juger un dirigeant uniquement à son passé, mais à ses actes présents« .
Cette fracture de la société civile reflète le dilemme français : comment concilier mémoire, justice, et realpolitik ? Comment construire la paix sans faire table rase du passé, mais sans s’y enfermer non plus ?
Un tournant dans la diplomatie française ?
La visite d’Ahmad al-Charaa marque une inflexion. Depuis François Hollande, la position française vis-à-vis de la Syrie était claire : pas de normalisation sans départ d’Assad. Or, Assad est parti, mais la normalisation prend des allures plus complexes. Ce que cette visite révèle, c’est une adaptation, voire une mutation, de la doctrine française : on ne négocie plus seulement avec les États, mais avec l’Histoire en train de se faire.
Macron le sait : le risque est grand. En misant sur un président en transition, il expose la France à des revirements potentiels. Mais il joue aussi une carte audacieuse, celle d’un leadership européen en matière de reconstruction, de stabilisation et de médiation.
La conclusion d’un pari à haut risque
Recevoir Ahmad al-Charaa, ce n’est pas simplement ouvrir les portes de la République à un chef d’État. C’est inscrire la France dans un moment clé de l’Histoire contemporaine du Moyen-Orient. C’est faire le choix du dialogue, au prix parfois de l’inconfort moral.
Mais ce pari ne sera tenu que si les actes suivent. La diplomatie, lorsqu’elle frôle le cynisme, n’est acceptable que si elle est rigoureusement encadrée. La France a choisi de tendre la main à un homme qui, hier encore, était considéré comme un ennemi. Elle l’a fait non par faiblesse, mais parce qu’elle croit — ou veut croire — à la possibilité d’un avenir réconcilié. Reste à voir si ce geste relèvera de la clairvoyance ou de l’aveuglement.