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Entretien avec Emmanuel Dupuy : Vers une défense européenne unifiée ?

À travers cet échange, Emmanuel Dupuy revient sur les enjeux liés à l'autonomie stratégique européenne, les projets de réarmement, ainsi que les initiatives visant à mutualiser les capacités militaires de l'UE. Au cœur de la discussion, la question reste entière : l'Europe peut-elle encore se permettre d'attendre pour structurer sa propre défense, ou a-t-elle déjà pris un retard stratégique difficilement rattrapable ?

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Le Parlement Européen à Bruxelles, où siègent les 705 eurodéputés. Crédits photo: Camille Fontaine
Le Parlement Européen à Bruxelles, où siègent les 705 eurodéputés. Crédits photo: Camille Fontaine

Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE). (A. Gadrouz / Le360)

Dans un contexte international marqué par le retour des tensions géopolitiques et la montée en puissance de la Chine et de la Russie, la question d’une défense européenne unifiée se pose avec une acuité renouvelée. Pour aborder ce sujet stratégique, notre journaliste, Alice Mouchel reçoit Emmanuel Dupuy, Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), un think tank spécialisé dans les questions de défense et de sécurité, notamment dans une perspective eurafricaine. Son expertise ne se limite pas à la réflexion stratégique : il occupe également la fonction de Secrétaire national du parti Les Centristes, en charge des questions de défense, et enseigne la géopolitique au sein de plusieurs institutions académiques prestigieuses, telles que la Faculté catholique de Lille, l’École des Hautes Études Internationales et Politiques (HEIP), l’Institut Supérieur de Gestion (ISG Paris) et l’EDC-Paris Business School.

Alice Mouchel : L’idée d’une défense européenne refait régulièrement surface sans jamais aboutir à une véritable force unifiée. Quels ont été, selon vous, les principaux blocages historiques qui ont empêché sa concrétisation ? Dans un contexte mondial marqué par l’affirmation de puissances comme la Chine et la Russie, l’Europe peut-elle encore se permettre d’attendre pour structurer sa propre défense, ou est-elle déjà en retard sur son époque ?

Emmanuel Dupuy : L’idée d’une défense européenne, plus robuste, pérenne et autonome « stratégiquement » et « opérationnellement » demeure. En effet, le sujet est régulièrement mis en exergue dès lors que la relation transatlantique souffre d’une incompréhension passagère. C’est aussi le cas quand la relation entre les États-Unis et l’Union européenne s’inscrit dans un hiatus plus profond, à l’aune de la menace brandie régulièrement, et singulièrement durant les 100 jours de la nouvelle administration Trump, par Washington d’un désengagement militaire et d’un repli nucléaire américain du continent européen. Rien n’a ainsi réellement changé depuis le fragile espoir né de la mise en place d’une Communauté européenne de défense (CED), entre mai 1952 et août 1954.

Pour rappel, après de nombreuses discussions, le projet de traité sur la Communauté européenne de défense (CED) est signé le 17 mai 1952 par la France, la République fédérale d’Allemagne, l’Italie et le Benelux. Elle comprend des institutions supranationales, des forces armées communes et un budget commun. Les forces armées sont placées sous le commandement suprême de l’OTAN. Cependant, les craintes ne manquent pas en France. Les « anti-cédistes » redoutent l’idée d’un réarmement allemand et craignent de voir l’entrée de l’ancien ennemi dans l’OTAN. Soixante et un ans plus tard, le réarmement polonais et allemand est devenu une réalité qui a, contrairement aux craintes françaises, consolidé le pilier européen de l’OTAN.

Néanmoins, les mêmes préventions d’alors notamment sur le plan budgétaire, capacitaire et doctrinal demeurent les principaux écueils quant à la mise en place d’une Politique étrangère et de sécurité commune (PESC, 1992 Traité de Maastricht = politique étrangère de l’UE), puis d’une Politique européenne de sécurité et de défense (PESD, 1999 Traité de Nice), et d’une Politique de sécurité et de défense commune (PSDC, 2007 Traité de Lisbonne = politique de défense de l’UE), qui sous-tendent l’idée d’une « autonomie stratégique européenne », bien évidemment compatible avec le nouveau concept stratégique de l’OTAN, adopté lors du sommet de Madrid, en juin 2022.

La réalité d’une nouvelle donne stratégique, qui verrait Washington nous considérer non plus comme des partenaires « stratégiques », mais comme des adversaires « systémiques », n’a rien d’étonnant.
Cependant, ce hiatus transatlantique, notamment sur le plan commercial, semble s’inscrire dans la durée et va bien au-delà de la doxa « protectionniste » et « souverainiste » de l’administration Trump.

A.M: Face aux tensions géopolitiques croissantes et aux incertitudes sur l’engagement des États-Unis, en quoi le renforcement de la défense européenne apparaît-il aujourd’hui comme une nécessité stratégique ? L’OTAN reste un important pilier de la sécurité européenne, mais certains plaident pour une plus grande indépendance vis-à-vis des États-Unis. L’Europe peut-elle réellement se doter d’une défense autonome sans entrer en contradiction avec l’Alliance atlantique ?

E.D: La terrible guerre qui se déroule en Ukraine aura réussi, malgré tout, à ressouder les Européens entre eux, malgré les querelles qui accompagnent les doléances et caprices de l’agenda hongrois. La pusillanimité collective qui caractérisait l’enjeu des convergences en matière de défense européenne ne devrait, ainsi, plus être de mise. Les combats en Ukraine, mitoyens du front oriental de l’OTAN, sur 3 000 km, de la Finlande à la Roumanie, auront aussi eu l’insigne mérite de réveiller l’Alliance Atlantique de sécurité collective, liant désormais 32 pays, de sa torpeur stratégique ou de sa « mort cérébrale », comme l’avait caractérisée, à bon escient, Emmanuel Macron en novembre 2019.

Le président américain Donald Trump se dit prompt et insistant à vouloir « lâcher » les Européens face aux velléités belliqueuses de Moscou. Tous ces éléments conjoncturels demeurent déterminants pour ancrer durablement et prosaïquement l’« autonomie stratégique » structurelle du continent européen.

Il est, du reste, de notre devoir et lourde responsabilité de ne surtout pas faillir ici, face à une Russie qui se montre de plus en plus agressive à notre égard, pour l’instant « sous le seuil » de notre tolérance stratégique… mais pour combien de temps encore ? Ainsi, en testant notre résilience économique et énergétique, le « maître » du Kremlin ne s’attendait très certainement pas à ce que nous résistions, nous aussi, mieux que prévu. Moscou, comme du reste Washington, ont-elles ainsi été surprises, chacune à leur dépens, du réveil stratégique européen.

A.M : Si l’Europe veut affirmer son autonomie stratégique, elle doit y consacrer des moyens conséquents. Les États membres sont-ils véritablement disposés à augmenter leurs budgets de défense et, si oui, sous quelles conditions ? À terme, peut-on sérieusement envisager l’émergence d’une armée européenne unifiée, ou cette ambition restera-t-elle à jamais un idéal entravé par les réalités politiques et nationales ?

E.D: Il aura fallu dix ans pour que la France rejoigne le « club des 25 pays » consacrant 2 % ou plus de leur PIB à la défense. Il y a pourtant urgence, alors que le budget militaire de la Russie est en nette hausse (+68 %), atteignant désormais 146 milliards d’euros, soit des dépenses militaires multipliées par quatre depuis 2022, représentant 30 % des dépenses fédérales et 8 % du PIB du pays. Il convient désormais que l’Europe (UE et ses 27 États membres ; OTAN et ses 32 États, dont 23 appartiennent également à l’UE), qui consacre tout de même plus de 360 milliards d’euros à sa défense — soit 1,9 % du budget de l’UE, ce qui correspond à une hausse de 30 % de ses dépenses militaires depuis 2021 (pour rappel : États-Unis, 967 milliards d’euros pour 2024) entre elle aussi en « économie de guerre ».

Il y a, d’évidence, urgence, alors que les principaux fournisseurs militaires de l’Europe sont américains (64 %). Certains de nos partenaires militaires européens sont ainsi pieds et mains liés aux industriels de défense américains. C’est le cas pour les Pays-Bas, dont 97 % de l’armement provient des États-Unis.

La France reste une notable exception, alors que seulement 17 % de nos systèmes d’armes sont achetés à des pays tiers. Désormais, cette ambition a été récemment revue à la hausse, notamment au regard de plus de trois ans de conflit en Ukraine.

Le projet « Readiness 2030 », proposé par la Commission européenne, vise désormais à mobiliser quelque 800 milliards d’euros en vue du réarmement de l’Europe, dont 150 milliards proviendraient d’un dépassement des 2 % de la part du PIB consacré à la défense. Certains États, dont la Pologne (4,2 %), l’Estonie (3,43 %), la Lettonie (3,15 %), la Grèce (3,08 %), sans oublier les États-Unis (3,38 %), bien évidemment, entendent dorénavant viser les 3 à 3,5 %, voire 4 à 5 % de dépenses militaires dans leurs budgets. C’est là aussi l’ambition française, comme l’a indiqué le président de la République, Emmanuel Macron, en février dernier, à l’aune des réunions à Londres et Paris visant à « urgemment réarmer l’Europe ».

Dès lors, vous l’aurez compris, le concept d’armée européenne me semble un peu creux et désuet, voire irréaliste, tant que la nature juridique de l’UE n’est pas plus clairement définie. Je lui préfère, quant à moi, la mise en exergue d’une prise de conscience rendue enfin plus évidente, au regard de l’adversité stratégique russe.

A.M : L’industrie de l’armement en Europe reste fragmentée, chaque État défendant ses propres intérêts. Selon vous, comment l’UE pourrait-elle favoriser une meilleure coordination des capacités militaires et une mutualisation plus efficace des équipements ? L’unanimité entre 27 États membres semble être un frein majeur à la mise en place d’une politique de défense commune. Pensez-vous qu’il faille repenser les mécanismes de prise de décision pour gagner en efficacité ?

E.D: La mutualisation quant à l’achat groupé « sur étagère » de matériels militaires dont elle ne dispose pas, voire la production en commun de larges volumes de matériels dont elle ne dispose pas suffisamment, sont les deux objectifs à atteindre. Il en va ainsi avec l’objectif de produire plus d’un million (voire 1,4 million) d’obus annuellement. Or, l’armée ukrainienne « consomme », aujourd’hui, chaque jour ce que la France produit en munitions en un mois.

Au-delà de l’impact chiffré que le conflit en Ukraine aura accéléré, c’est avant tout sur un plan « holistique » que les mesures visant à renforcer la résilience de la BITDE doivent être adoptées. Il en va ainsi du vote récent par le Parlement européen du Programme européen pour l’industrie de la défense (PEID) European Defense Industry Program (EDIP) venant renforcer l’European Defense Industry Strategy (EDIS), soit 1,5 milliard d’euros provenant du budget de l’UE ayant vocation à veiller à ce que les pays membres achètent au minimum 50 % d’ici 2030, et 65 % de leurs équipements militaires en Europe à l’horizon 2035. Cette préférence européenne en matière d’armement peut être résumée par la formule suivante : « EU money for EU industry ».

L’Allemagne, la Pologne et la France, au sein de l’UE, tout comme la Grande-Bretagne, entendent ainsi développer cette notion d’Europe militaire à plusieurs vitesses, consistant à mettre en exergue des pays « qui veulent et qui peuvent », investis davantage dans leurs capacités militaires et, de facto, prêts à les mobiliser quand cela serait rendu nécessaire. Le principe d’une « coalition of the willing », forte de 4 à 5 brigades par pays, soit 30 000 hommes, réunissant Britanniques et Français quant aux mesures de réassurance sécuritaire en Ukraine, en est un exemple récent et éclairant.

L’Europe de la défense passe aussi évidemment par le renforcement des projets que le président de la République ne cesse de mettre en exergue, et ils sont nombreux : l’Initiative européenne d’intervention (IEI), rassemblant depuis juillet 2017, 13 États de l’UE ; la Coopération structurée permanente (CSP), autour de 25 États membres de l’UE et ses 17 projets pilotes ; le Fonds européen de défense (FED), quoique amoindri de plus de moitié d’ici 2027 ; le budget européen dédié aux OPEX ; la Facilité européenne pour la paix, désormais forte de plus de 17 milliards d’euros, massivement utilisée pour soutenir les forces armées ukrainiennes. Il en va ainsi des projets capacitaires qui feront, demain, d’ici une quinzaine à une vingtaine d’années, cette « Europe de la défense », bien souvent conceptualisée mais guère suffisamment « opérationnalisée ».

Sans doute faudrait-il aussi davantage évoquer les projets « disruptifs », et par nature plus compliqués à mettre en place, en raison des réticences intra-européennes et des intérêts bien compris de puissances concurrentes extra-européennes (ex : la Chine). Car ce sont ces derniers qui garantiront réellement notre autonomie stratégique, à l’instar du projet JEDI (Joint European Disruptive Initiative, fort de son partenariat inédit EU, USA, Chine), du projet ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor, rassemblant 35 pays européens, plus le Japon, les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde…), ou encore de l’ordinateur-calculateur quantique, permettant à l’Europe, cette fois-ci, d’imposer ses normes sur les marchés chinois et américains.

Peut-être faudra-t-il, pour ce faire, en effet, réfléchir comme vous m’y invitez à un traité européen spécifique à la défense pour concrètement mettre en œuvre l’ensemble de ces ambitieux projets. Une indispensable réforme des mécanismes décisionnels, notamment les votes concernant la dimension PESC et PSDC du Traité de Lisbonne de 2009 ou de celui qui lui succèdera, est rendue plus que nécessaire par les atermoiements des dernières années.

Il conviendrait de placer ainsi les votes concernant les questions de défense et de politique étrangère sous la modalité du vote à la majorité qualifiée, parfois appelée règle de la « double majorité » (représentant 55 % des États membres exprimant un vote favorable, soutenu par des États membres représentant au moins 65 % de la population totale de l’UE, soit 15 États membres sur 27).

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