Vous expliquez que les sanctions européennes ont affaibli les liens économiques avec la Russie. Quelles sont les principales conséquences observées ?
Florent Parmentier : Elles sont multiples, mais deux grandes tendances se détachent clairement. Premièrement, à travers la mise en place de sanctions, les pays européens ont cherché à réduire, parfois jusqu’à l’arrêt complet, leurs achats d’hydrocarbures russes. Ainsi, en juin 2022, le Conseil a adopté un sixième train de sanctions qui interdit notamment l’achat, l’importation et le transfert de pétrole brut transporté par voie maritime et de certains produits pétroliers de Russie vers l’UE. Ce retrait visait à tarir une source de financement majeure pour le Kremlin, en considérant que chaque euro dépensé en gaz ou en pétrole russe contribuait, d’une manière ou d’une autre, à financer l’effort de guerre en Ukraine. Cela a entraîné une reconfiguration profonde des circuits d’approvisionnement énergétiques, notamment en poussant l’Europe à se tourner vers d’autres fournisseurs comme les États-Unis, la Norvège ou le Qatar, au prix parfois d’un coût environnemental et financier accru.
Deuxièmement, l’Union européenne a imposé des restrictions sur l’exportation de technologies dites « à double usage », c’est-à-dire pouvant servir à la fois à des fins civiles et militaires vers la Russie, tels que les moteurs et logiciels pour drones ou les dispositifs de chiffrement. Cette mesure vise à empêcher le développement technologique russe dans des secteurs stratégiques comme l’aéronautique, les télécommunications ou l’armement.
Mais ces ruptures, aussi nettes soient-elles sur le papier, ne signifient pas pour autant une coupure totale. Très vite, des stratégies de contournement sont apparues. Par exemple, on a constaté une explosion des importations européennes de « bois kazakh » ce qui est pour le moins surprenant, étant donné que le Kazakhstan est un pays de steppes aux ressources forestières très limitées. Ce genre d’anomalie statistique suggère que des produits russes, officiellement bannis, continuent à entrer sur le marché européen par le biais d’intermédiaires. D’autres circuits passent par la Turquie, l’Arménie ou les Émirats arabes unis. Autrement dit, le commerce russo-européen n’a pas disparu, il s’est simplement reconfiguré dans l’ombre.
La rupture économique est donc partielle. Qu’en est-il des investissements ?
F.P : C’est en effet sur le terrain des investissements que la situation devient encore plus complexe. Il est toujours difficile de couper des liens commerciaux du jour au lendemain, mais cela reste techniquement faisable. En revanche, quand il s’agit de désengager des investissements massifs dans des infrastructures lourdes, comme des usines, des chaînes logistiques ou des centrales énergétiques, la donne change radicalement.
Ces projets sont souvent pensés sur le long terme, parfois sur vingt ou trente ans. Les entreprises concernées ont engagé des capitaux considérables, formé des salariés, installé des réseaux. Rompre un tel engagement, ce n’est pas seulement subir une perte financière, c’est parfois accepter de se retirer d’un marché stratégique à très long terme, avec des conséquences irrémédiables.
C’est ce qui explique pourquoi certaines entreprises françaises majeures, comme Auchan (230 magasins, 30.000 employés) ou Leroy Merlin (qui a poursuivi ses activités sur place avant d’annoncer un transfert progressif de ses magasins à un acteur local) ont choisi de rester présentes en Russie malgré la guerre et la pression politique. Pour elles, partir signifierait abandonner des parts de marché à la concurrence parfois même à des acteurs russes proches du pouvoir, qui rachèteraient ces infrastructures à prix cassé.
Justement, certains pointent la responsabilité d’Emmanuel Macron, soupçonné d’encourager indirectement les présences d’entreprises françaises en Russie. A-t-il un réel levier sur ces entreprises ?
F.P : La question est légitime, et elle touche à un nœud structurel du capitalisme contemporain. En France, l’État n’a pas les mêmes outils juridiques que les États-Unis pour imposer des décisions à ses entreprises. Le pouvoir américain, grâce à l’extraterritorialité de son droit, peut imposer des sanctions à des groupes étrangers ayant des liens même très indirects avec des pays sanctionnés. En France, le droit reste plus libéral : l’État peut recommander, orienter, faire pression politiquement, mais il ne peut pas forcer légalement une entreprise à se retirer d’un marché étranger.
Cela pose une autre question, plus vaste : qui décide du conflit dans lequel il est légitime de s’impliquer ? Pourquoi mobiliser autant d’énergie contre la Russie, et si peu pour d’autres conflits autrement plus anciens ou plus meurtriers ?
Prenons l’exemple de la République démocratique du Congo : depuis plus de vingt ans, des conflits liés à l’exploitation des minerais ont fait plus de six millions de morts, dans une relative indifférence diplomatique et médiatique. Pourtant, les smartphones que nous utilisons contiennent presque tous du cobalt ou du coltan congolais. Pourquoi n’y a-t-il pas de campagnes massives de boycott dans ce cas ? Pourquoi certaines ONG, comme Greenpeace, concentrent leur attention sur la Russie, mais restent muettes sur d’autres zones de conflit tout aussi critiques ?
Vous êtes critique envers Greenpeace. Pourquoi ?
F.P : Je ne remets pas en cause leur droit d’exister ni de s’exprimer. Mais je m’interroge sur leur légitimité démocratique lorsqu’elles cherchent à peser directement sur des décisions politiques ou économiques majeures. Un dirigeant d’ONG, aussi engagé soit-il, n’a pas été élu. Il ne rend de comptes qu’à ses donateurs ou à son conseil d’administration pas à des citoyens dans le cadre d’un mandat.
On gagnerait à plus de clarté en se posant les questions suivantes : qui finance Greenpeace ? Quels critères définissent leurs priorités ? Pourquoi cette focalisation sur certains dossiers, au détriment d’autres tout aussi cruciaux ? Si la question était strictement écologique, par exemple, alors on pourrait comprendre une opposition au gaz russe pour ses caractéristiques environnementales. Mais dans les faits, ce n’est pas toujours le discours dominant.
Il y a aussi des contradictions historiques flagrantes. Greenpeace Allemagne, par exemple, a été l’un des moteurs du mouvement antinucléaire, poussant le gouvernement allemand à sortir du nucléaire civil. Résultat : pour compenser cette sortie, l’Allemagne s’est tournée massivement vers le gaz russe, jugé comme une énergie plus propre… ce qui a eu pour effet de renforcer la dépendance énergétique à Moscou, jusqu’à ce que la guerre éclate. C’est une ironie tragique.
Et le rôle des politiques dans tout cela ? Peut-on espérer qu’un gouvernement plus à gauche ou plus protectionniste change les choses ?
F.P : Théoriquement, oui. Mais en pratique, les marges de manœuvre sont extrêmement limitées. Un gouvernement peut afficher une volonté de rupture, de régulation plus ferme, de relocalisation industrielle. Mais il reste pris dans un maillage d’engagements internationaux, de traités commerciaux, de dépendances structurelles.
Prenez l’exemple de Renault, contraint de céder son usine Moskvitch pour un euro symbolique. Était-ce un acte moral, politique, ou un simple désengagement stratégique ? Si cette usine est reprise par une entreprise proche du Kremlin et sert à produire du matériel militaire, le résultat est peut-être pire que la situation précédente.
C’est là qu’intervient une distinction essentielle, formulée par Max Weber : celle entre l’éthique de conviction (agir selon ses principes) et l’éthique de responsabilité (agir selon les conséquences possibles). Un bon décideur public doit pouvoir arbitrer entre les deux ce qui suppose du courage, de la lucidité, et une grande capacité d’écoute.
Vous évoquez la question morale. Peut-on vraiment parler de morale dans un système capitaliste mondialisé ?
F.P : C’est une question aussi ancienne que le capitalisme lui-même. Le capitalisme n’est pas fondé sur la morale, mais sur la recherche de profit. Il n’est ni moral, ni immoral, il est fondamentalement amoral. Cela ne veut pas dire que les acteurs économiques ne peuvent pas agir moralement, mais que le système, en tant que tel, ne les y incite pas.
Depuis le début des années 2000, on a vu émerger des tentatives de moralisation du capitalisme à travers les critères ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance). Certaines entreprises intègrent ces critères dans leurs décisions d’investissement, parfois sincèrement, parfois pour soigner leur image. Aux États-Unis, ce mouvement est dénoncé comme du « capitalisme woke » par certains conservateurs MAGA. En Europe, on l’encourage comme un moyen de rendre le marché plus responsable. Mais dans les faits, ces normes restent souvent cosmétiques. Elles ne remettent pas en cause la logique de rentabilité, elles cherchent juste à la rendre plus présentable
En conclusion, le citoyen moyen peut-il se sentir impuissant ou trompé face à ces enjeux ?
F.P : C’est une réaction compréhensible. Le sentiment d’impuissance naît souvent du décalage entre les discours affichés très moralisateurs et les réalités du terrain, qui sont souvent plus cyniques, ou tout simplement plus complexes. Le citoyen a l’impression qu’on lui parle d’éthique, de solidarité, de transition, mais que dans les faits, tout continue comme avant, ou presque.
Mais cela ne doit pas mener au renoncement. La vigilance démocratique reste une arme puissante : s’informer, poser des questions, demander des comptes, voter, interpeller ses élus. C’est tout cela qui permet de faire pression sur les acteurs économiques et politiques. Le capitalisme ne changera pas de lui-même. Il ne deviendra plus moral que s’il y est contraint par la société civile, par la loi, par les consommateurs, par les citoyens. À condition, bien sûr, que ces derniers ne soient pas eux-mêmes les premiers à céder aux sirènes de la facilité, du confort ou de l’indifférence.