Face à une dualité institutionnelle, la méthode ne suffit plus
Au terme d’un troisième cycle de négociations houleux qui se voulait celui de la dernière chance depuis la reprise des échanges entre indépendantistes et loyalistes, Manuel Valls a déclaré qu’il demeure essentiel de « constater avec franchise qu’aucun accord n’a été conclu ». Mené du 5 au 7 mai dans l’intimité du Sheraton de Deva, un hôtel de luxe situé à deux heures de Nouméa dans la commune de Bourail, les discussions entre élus calédoniens réunis autour du ministre en « conclave » ont entraîné un blocage clivant qui empêche, selon ses dires, de « régler la question de la composition du corps électoral » à l’origine des violences insurrectionnelles de mai 2024, « et celle de l’exercice du droit à l’autodétermination ».
Depuis sa prise en mains du « dossier calédonien », Manuel Valls réalisait pour l’heure un sans-faute. Sa méthode fut simple et menait politiquement un cap clair : entre discussions, négociations et oreille attentive, le ministre des Outre-mer dessinait les contours d’un accord commun et détenait une approche compréhensive des enjeux du nœud politique et colonial. Rejetant tout passage en force afin d’éviter une deuxième explosion insurrectionnelle, Manuel Valls effectuait, depuis sa nomination en date du 23 décembre 2024, des déplacements réguliers en Nouvelle-Calédonie dans le but « d’achever la colonisation ». Son objectif premier était de parvenir à un accord sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie et, au préalable, de rétablir le dialogue entre des communautés « fracturées ». Premier constat : le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), principal groupe indépendantiste, a déclaré en février être satisfait de la méthode. À ce stade, un optimisme prudent dominait l’arène politique locale.
Grâce à la méthode Valls, l’archipel, placé sous l’égide d’un État proche des deux camps et de la diversité des populations, était en voie d’obtenir un projet unitaire et indivisible respectueux de l’accord de Nouméa et de la Constitution. Jamais deux sans trois : la tentative s’est soldée par un nouvel échec, accentuant la fracture institutionnelle ravivée par le projet de révision constitutionnelle du 13 mai 2024 sur l’élargissement du corps électoral, à l’origine même de l’insurrection calédonienne. Cette résistance au changement a finalement engendré – pour le plus grand bonheur des anti-indépendantistes – un statu quo. Pour la première fois depuis des années, Manuel Valls est toutefois parvenu à mettre autour d’une table deux camps opposés qui ne se parlaient plus, ce qui constitue malgré tout une avancée significative vers une possible convergence entre deux voies encore incompatibles.
Deux visions, un territoire, mais zéro consensus
Tandis que les Loyalistes défendent un fédéralisme interne au sein de la République française donnant davantage de pouvoir aux provinces, le ministre des Outre-mer était, en opposition à celui-ci, favorable à un second projet : celui fondé sur « une souveraineté de la Nouvelle-Calédonie avec la France ». Il prévoyait, entre autres, une double nationalité – française et calédonienne – suivi d’un transfert de compétences régaliennes (défense, sécurité, monnaie, justice), le tout devant être inscrit dans la Constitution française. Un projet inacceptable aux yeux des Loyalistes qui, selon leur cheffe de file et présidente de la province Sud Sonia Backès, « s’apparente trop à une indépendance ».
Malgré un compromis fragilisé par des divergences politiques persistantes, le ministre des Outre-mer insiste sur les « points de convergence » identifiés entre les élus au cours de ce conclave. Des avancées qui, toutefois, ne pourraient se concrétiser qu’à travers un accord global, dont la perspective s’éloigne davantage. Parmi eux se retrouvent :
- Renforcement de l’exercice de la compétence en matière de relations internationales, notamment dans l’espace régional et dans le champ de la coopération économique.
- Évolution de la compétence en matière de sécurité qui pourrait faire l’objet d’un partage pour mieux adapter son exercice aux réalités locales tant à l’échelle provinciale (police provinciale) que dans les tribus et districts (police coutumière).
- Renforcement progressif des capacités d’expertise et d’action dans les domaines régaliens, notamment par la formation et la montée en compétences de cadres calédoniens.
- Renforcement du pouvoir fiscal des provinces.
- Transformation du Congrès en Parlement de la Nouvelle-Calédonie, avec 54 membres et une nouvelle répartition des sièges entre les provinces qui évoluerait “afin de mieux refléter des dynamiques démographiques tout en préservant les équilibres institutionnels”.
- Renforcement de l’autonomie et des compétences des communes, notamment en matière d’urbanisme et de fiscalité locale.
En réaction à ce projet de souveraineté partagée et à l’ensemble des propositions formulées, l’intergroupe Loyalistes-Le Rassemblement estime – une nouvelle fois par l’intermédiaire de la présidente de la province Sud – que Manuel Valls a « mis fin à l’impartialité de l’État et au respect de la démocratie ». Virginie Ruffenach, présidente du groupe Rassemblement au Congrès de la Nouvelle-Calédonie (affilié aux Républicains et non-indépendantistes), a par ailleurs déclaré sur France Inter ce mardi 13 mai que Manuel Valls « n’a aujourd’hui plus de légitimité à mener des discussions » et qu’il a commis « une faute politique majeure ». Hasard du calendrier ou geste politiquement calculé, son intervention a eu lieu exactement un an après les émeutes du 13 mai 2024.
Dans une perspective similaire, Nicolas Metzdorf, président fondateur du parti Générations NC et député de la 1ère circonscription de la Nouvelle-Calédonie, nuance le propos en affirmant que les non-indépendantistes sont « en rupture avec Manuel Valls, pas avec les indépendantistes » avec lesquels « la relation ne s’est pas dégradée ». En somme, ce dernier explique en quoi cette « indépendance déguisée » est inacceptable pour son camp, qui « entre plus que jamais en résistance » et appelle à l’unité en vue des élections provinciales.
Élections provinciales sous haute tension
Les élections provinciales, cruciales pour la vie politique calédonienne, devaient initialement se tenir en 2024 avant d’être reportées par les émeutes de mai. Le Conseil d’État a par la suite fixé la date maximale pour leur tenue au 30 novembre 2025. Ce scrutin est central : les provinces conditionnent la répartition des sièges au Congrès (Parlement local), lequel désigne ensuite le président du gouvernement de Nouvelle-Calédonie. Or, seules les personnes inscrites sur les listes électorales avant l’Accord de Nouméa de novembre 1998 – date de la ratification – peuvent actuellement voter. Ce gel du corps électoral, en vigueur depuis 2007, exclut près d’un électeur sur cinq et alimente les inquiétudes quant à la constitutionnalité du prochain scrutin.
Cécile Cukierman, présidente du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky au Sénat, rappelle que « les loyalistes comme les indépendantistes ont besoin de légitimité démocratique pour avancer sur l’avenir institutionnel de l’Archipel. […] La question du corps électoral aurait surtout dû être traitée dans le cadre d’un accord global sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie et non être traitée à part comme l’a fait le gouvernement l’année dernière ». Le sénateur de la Nouvelle-Calédonie Georges Naturel complète en affirmant que « sans passer par une révision de la Constitution, une loi organique permettrait de d’élargir le corps électoral, mais on va avoir un problème de délai pour faire passer un texte et le décret de convocation des électeurs d’ici le 30 novembre. Les élus actuels sont en place depuis 6 ans alors qu’ils ont été élus pour cinq. Ce sont les prochains qui pourront reconstruire un avenir politique ».
Les deux partis non-indépendantistes – Loyalistes-Le Rassemblement – se disent maintenant prêts à aller aux élections provinciales, mais pas avec un corps électoral gelé. Que cette décision ravive des tensions locales similaires à celles que l’archipel a pu subir en 2024 ou non, la question de l’ouverture du corps électoral – adaptée et perçue sous un angle plus démocratique – demeure centrale dans la position défendue par les non-indépendantistes. Contre les violences du 13 mai, Nicolas Metzdorf affirme que « le dégel du corps électoral est aussi devenu un combat contre la violence ».
En cas d’élections provinciales maintenues dans un corps électoral gelé, les partis non-indépendantistes annoncent qu’ils ne reconnaîtront pas les résultats du scrutin et engageront des recours. Les membres des Loyalistes et du Rassemblement appellent l’ensemble de leurs sympathisants à rester unis, aussi bien en vue des prochaines échéances électorales que dans la perspective, plus ou moins lointaine, de nouvelles négociations « avec un autre ministre ».