Louhane Pellizzaro : Violette Spillebout, vous êtes députée de la 9e circonscription du Nord au sein du groupe parlementaire Ensemble pour la République (anciennement Renaissance) et vous êtes également présidente du groupe municipal Faire Respirer Lille, ainsi que conseillère municipale depuis 2020. Née de l’affaire Bétharram, vous êtes depuis deux mois co-rapporteure de la commission d’enquête parlementaire sur les violences scolaires avec Paul Vannier, député de la 5e circonscription du Val-d’Oise au sein du groupe La France insoumise. Les auditions étant désormais achevées, l’heure est à la rédaction du rapport final. Vous vous apprêtez à formuler vos conclusions et à débattre des recommandations attendues pour la fin du mois de juin. Alors même que vous avez déjà travaillé avec des représentants d’autres groupes politiques au sein de l’Assemblée nationale – vous l’avez notamment fait sur le sujet du statut des élus locaux, avec le dépôt d’une proposition de loi transpartisane, ainsi que sur la lutte contre la désinformation et l’éducation des médias – votre collaboration avec Paul Vannier reste tout de même inédite. Quels éléments ont finalement permis de dépasser les clivages idéologiques pour faire émerger une alliance aussi inattendue entre votre groupe politique et celui de La France insoumise sur un sujet aussi sensible que les violences en milieu scolaire ?
Violette Spillebout : Je crois que plutôt que la collaboration entre deux groupes politiques extrêmement opposés à l’Assemblée nationale, c’est le travail commun de deux députés qui ont le même engagement de sérieux et d’intégrité dans leur rôle de parlementaires – qui est celui-là, dans la commission d’enquête, du contrôle du gouvernement. À partir du moment où on fait face à des violences, des viols en série pendant des années et que l’État n’a pas protégé à travers une inspection et un contrôle efficace, on s’est dit chacun et ensuite nous en avons parlé, que l’intérêt supérieur de cette commission d’enquête nécessitait qu’on laisse de côté nos différences politiques pour se concentrer uniquement sur le travail.
Très rapidement, dès les premiers jours de discussion, j’ai trouvé un collègue parlementaire d’abord extrêmement expert dans les questions d’éducation – puisqu’il avait déjà publié un rapport avec un de mes collègues, Christopher Weissberg, sur l’enseignement privé et son financement. Donc, expert de l’éducation, engagé et révolté comme moi sur ces violences, et soucieux de transparence. Bien sûr, il avait dès le départ – il l’a dit tout de suite – annoncé la couleur à un objectif politique de déstabiliser François Bayrou et d’obtenir sa démission.
Cependant, ça ne l’a pas empêché en parallèle, en tant que co-rapporteur, de faire le travail sérieusement sur l’ensemble des violences – celles qui se sont passées à Bétharram, mais aussi dans tous les établissements qui nous signalent régulièrement ce type de violence en milieu scolaire à travers des collectifs de victimes. Je dirais que c’est une collaboration qui se passe bien, et toujours bien. Là, je sors d’une réunion avec lui, où nous avons travaillé avec nos administrateurs sur le plan du rapport, sur les recommandations, et je pense que ça se passera bien jusqu’au bout, même si nous ne sommes pas d’accord sur tout.
L.P : Cette collaboration a-t-elle engendré des résistances, ou bien même des critiques au sein de votre propre parti politique ?
V.S : Tout d’abord, il faut rappeler que dans une commission d’enquête, lorsqu’un membre la propose – et c’est Paul Vannier qui l’a proposé dans les droits qu’il a de la faire voter à la commission des affaires culturelles et de l’éducation – il y a automatiquement un co-rapporteur d’un parti opposé. C’est le fonctionnement de l’Assemblée nationale, ce qui fait que ce n’est pas un choix de travailler ensemble pour lui. Je me suis portée candidate parce qu’il fallait quelqu’un du bloc central. Je ne le regrette pas. Je savais que je travaillerais avec La France insoumise, mais quelque part, je m’en fichais un petit peu.
Il y avait une commission d’enquête sur les violences faites aux enfants dans le milieu scolaire, c’est un sujet qui est absolument nécessaire et les collectifs de victimes sont nombreux. Je me suis donc dit : « Je ne vais pas commencer à mettre mes dogmes, mes convictions contre ce qu’il est juste de faire pour ces victimes ». Pour répondre à votre question, oui. Il y a eu des interrogations, des critiques, des pressions, j’ai tout vécu depuis plusieurs semaines. Il y a eu aussi de l’encouragement – y compris de collègues de mon groupe – sur le fait qu’il faut tenir bon, qu’il ne faut pas se laisser impressionner parce qu’on pose des questions à des membres du gouvernement ou à des gens influents. Oui, ça dérange. Une commission d’enquête, ça dérange.
Une commission d’enquête a des pouvoirs élargis : on peut faire des auditions, saisir des documents, faire des contrôles sur place et sur pièce, et des pouvoirs bien supérieurs même à la justice ou aux enquêteurs d’une police judiciaire qui ont besoin d’une commission rogatoire pour aller quelque part. Nous, nous avons beaucoup de droits, la responsabilité est donc très forte et ça dérange. Mais je vais vous dire une chose : face à toutes ces violences et à toutes les victimes que je rencontre, ce n’est pas grave si on dérange un peu.
L.P : L’audition du Premier ministre François Bayrou a fait apparaître des divergences entre Paul Vannier et vous. Celles-ci ne risquaient-elles pas de compliquer la suite de vos travaux ?
V.S : Ça ne les a pas compliquées. D’abord parce que nous avons préparé ensemble cette audition. Contrairement à ce que certains ont dit : « Il a manipulé, tu n’as pas pu dire ce que tu voulais, etc », non, nous avons préparé ensemble les séquences de questions sur différents points. Je n’ai jamais de surprise avec lui et inversement, c’est-à-dire qu’il y a une honnêteté de ce que l’on souhaite poser comme question. Il y a même une négociation sur lesquelles, des fois, lorsque je trouve qu’il va trop loin, je lui dis les comptes ou inversement. Je n’ai pas eu de surprise dans le questionnement de Paul Vannier.
En revanche, ce qui a modifié la tonalité de l’audition, c’est que, bien sûr, on s’attendait à ce que Paul Vannier soit très inquisiteur avec le Premier ministre. Il l’a dit depuis deux mois avant cette audition. Il n’y avait donc pas de surprise. Par contre, le Premier ministre a choisi une défense – je pense qu’il a eu raison – extrêmement agressive parce qu’il était atteint dans sa probité et son honneur. Dès le début de l’audition, la tonalité s’est transformée en duel entre Paul Vannier et François Bayrou. La durée de l’audition a grandement été allongée ainsi que les échanges entre Vannier et lui, par rapport à la période de questionnement que j’avais.
Cela a par conséquent modifié la tonalité et la durée de cette audition – pour certains Français, c’était même la première fois qu’ils regardaient une audition d’une commission d’enquête, et ils ont eu l’impression que cela représentait l’ensemble du travail de la commission. C’est maintenant aux médias et à moi de faire un travail pour expliquer qu’il y a 140 personnes d’auditionnés, des heures d’audition entière et que François Bayrou, c’est un des éléments. Mais ce n’est absolument pas le cœur du travail parlementaire que nous faisons, même s’il y a une attention particulière sur l’affaire Bétharram.
L.P : L’audition de François Bayrou a justement constitué l’un des temps forts de cette commission. Selon vous, cette séquence a-t-elle joué un rôle central dans l’avancée de vos travaux ?
V.S : Elle a joué un rôle à la fois négatif, parce que ça a finalement fait l’objet de beaucoup de critiques dans la tonalité que Paul Vannier a donnée à cette audition. Finalement, j’ai dû faire face à une dégradation un peu de l’image de la commission d’enquête, comme si elle s’était transformée en tribunal – ce que je ne crois pas. On avait préparé le même type de questions pour lui que pour les autres ministres responsables d’administration, sauf que la tournure, le format et la tonalité ont modifié l’impact de cette audition.
Donc oui, ça a eu un impact un peu négatif sur la commission d’enquête, mais je crois que c’est passé, puisque depuis, nous avons entendu plusieurs autres ministres – Gérald Darmanin, Elisabeth Borne, etc – et les travaux se sont poursuivis. Finalement, c’est le rapport écrit qui restera. C’est ce que nous voterons en commission fin juin, donc ce n’est pas très grave.
Par contre, la médiatisation autour de la présence de François Bayrou dans ce dossier Bétharram a un effet extrêmement positif sur la libération de la parole. C’est-à-dire que, très clairement, la médiatisation de l’ensemble de la commission d’enquête fait que nous recevions déjà de nombreux témoignages de victimes ou de collectifs avant cette audition, et nous continuons d’en recevoir encore plus après. C’est donc utile, et même si c’est désagréable, c’est utile quand même.
L.P : Pour rester dans le cadre des auditions, vous avez mentionné Elisabeth Borne, ministre de l’Éducation nationale. Lors de son audition, elle a noté que si la culture du signalement gagne du terrain, elle peine encore tout de même à s’imposer de manière homogène dans les différents niveaux de l’enseignement. Comment expliquez-vous et appréhendez-vous cette lacune dans un ministère aussi structuré ?
V.S : C’est un ministère structuré, mais c’est un ministère dont on voit effectivement toutes les lacunes que vous soulignez encore aujourd’hui. Dans cette culture du signalement, finalement, c’est pour tout professeur, tout cadre éducatif, tout directeur d’établissement, être en capacité, dès qu’il y a un signalement de violence ou qu’un élève va parler, de faire la différence entre une violence intrafamiliale, une violence entre élèves, une violence liée au harcèlement ou une violence par un adulte sur un enfant.
Parfois, il peut y avoir une difficulté à clarifier la violence dont l’élève est victime. Donc, il y a une forte responsabilité à celui qui recueille la parole. Et en fonction de la situation, il doit faire des choses différentes. Il doit faire soit une information préoccupante au sein de la cellule du Conseil départemental si c’est intrafamilial, il doit faire un signalement article 40 si c’est une violence d’un adulte ayant autorité. Et puis, il doit faire aussi une remontée au chef d’établissement pour les étages internes de l’éducation nationale, si c’est un enseignant qui est impliqué ou un cadre éducatif, pour qu’il y ait le sujet sanction disciplinaire. Et tout ça, ça fait des procédures qui sont parfois mal maîtrisées des personnels. Parfois, certains ont peur parce que si la direction de l’établissement est impliquée dans des violences systémiques, c’est compliqué de parler.
Parfois, le jeune ou l’enfant a voulu parler, il s’est adressé, il a été toqué à l’infirmerie scolaire et l’infirmier scolaire n’était pas là parce que l’éducation nationale manque de moyens. Au final, il renonce à parler. Il y a beaucoup de situations qui font que cette culture des signalements, elle passe par des moyens, de la formation et une rigueur sur des procédures qui ne sont pas clarifiées à tous les niveaux, que ce soit au niveau de l’enseignement public ou de l’enseignement privé encore plus.
L.P : Pensez-vous que l’État a failli dans sa mission de protection des élèves, notamment dans les cas de Bétharram et de Riaumont ?
V.S : Dans tous les autres cas aussi l’État a failli, et largement. C’est un fiasco effroyable qui a bousillé la vie entière de personnes qui aujourd’hui parlent, qui ont 60, 70 ans et qui, depuis leurs 7 ans, 8 ans, 12 ans, souffrent horriblement. Certains se sont suicidés, d’autres sont tombés dans l’alcoolisme. Quelques-uns s’en sont sortis par une belle rencontre, par une histoire amoureuse qui les a sauvés de ce désespoir. Certains sont devenus violents.
Je dis tout ça parce que ce sont des témoignages que j’ai chaque jour et qui montrent à quel point, lorsqu’on est détruit enfant par une humiliation, une violence physique ou une violence sexuelle, on a énormément de mal à s’en remettre. C’est extrêmement touchant et personne ne peut dire aujourd’hui que l’État a fait son travail pour protéger les enfants.
L.P : Quelles réformes concrètes envisagez-vous pour renforcer ce contrôle dans les établissements et quelles sont les principales recommandations que vous prévoyez de formuler à l’issue de cette commission d’enquête parlementaire ?
V.S : Ce sera tout l’objet du rapport. Nous avons énormément de propositions. Nous sommes en train de les structurer, de discuter aussi sur la faisabilité de ces propositions. Je pourrais dire en termes de pistes que nous avons déjà évoquées, qu’il y a un renforcement du contrôle de l’État sur les établissements privés sous contrat, avec des contrôles réguliers, des contrôles de routine qu’il faut mettre en place et puis des contrôles aléatoires. Tout ça n’existe pas aujourd’hui.
Il y a un deuxième champ d’action qui est le renforcement du pouvoir des inspecteurs de l’Éducation nationale et de leur indépendance, parce qu’on a pu remarquer que parfois il y a trop de liens entre les politiques et les inspecteurs, parce qu’il y a le sujet de la réputation d’un établissement sur un territoire, de qui il met ses enfants, etc. Et ça, ce n’est pas possible aujourd’hui.
Et puis, il y a une grande refonte du sujet des moyens autour de la protection de l’enfance en milieu scolaire. Je pense aux moyens pour le 119 ou aux moyens donnés aux associations qui interviennent, comme Les Papillons pour la libération de la parole de l’enfant.
L.P : Vous avez brièvement mentionné la supervision des établissements privés sous contrat. Je voulais faire un parallèle avec la loi Debré qui instaure depuis 1959 un système de contrat entre l’État et les écoles privées qui le souhaitent. Par conséquent, pourriez-vous envisager de proposer des modifications législatives ?
V.S : Tout à fait. Nous envisageons avec Paul Vannier de déposer une proposition de loi qui aura certainement pour effet de modifier les dispositions issues de la loi Debré qui sont aujourd’hui dans le code de l’éducation. Je pense à l’inclusion du climat scolaire dans les inspections ainsi qu’aux modalités dont les contrats qui financent avec de l’argent public les établissements privés sont pilotés dans le temps et contrôlés dans le temps par les préfets ou les recteurs.
L.P : Comment envisagez-vous de suivre la mise en œuvre des recommandations de la commission pour éviter qu’elles ne restent lettre morte ?
V.S : C’est une bonne question ! Le timing de cette interview est parfait parce que je sors d’une réunion avec Paul [Vannier] où nous avons travaillé là-dessus. Nous avons dans l’idée de mettre en place un comité de suivi, de proposer qu’il y ait un comité de suivi au niveau du gouvernement de l’éducation nationale, mais aussi nous, en tant que députés, de faire le suivi auprès de chacun des ministères des recommandations que nous aurons proposées.
Je considère qu’une fois que le rapport sera rendu en juin, nous écrirons par la suite la proposition de loi pour la rentrée – septembre-octobre – et nous allons faire un suivi régulier. Nous allons travailler sur les modalités. Ça sera peut-être tous les trois mois en faisant un point sur ce qui a avancé, ce qui n’a pas avancé, des lettres aux ministres… Je pense avant tout qu’il ne faut pas laisser tomber les victimes. Il ne faut également pas laisser tomber tous les membres de la communauté éducative qui suivent nos travaux avec beaucoup d’attention et qui veulent que ça change.
L.P : Quelles conclusions personnelles tirez-vous de cette expérience relativement inédite de collaboration transpartisane ? Pourrait-elle même servir de modèle pour d’autres initiatives parlementaires ?
V.S : Déjà, elle a lieu autrement que lorsque je travaille avec Paul Vannier. Toutes les commissions d’enquête, comme celle en ce moment avec mon collègue Thomas Cazenave et Antoine Léaument de LFI, ou avec une collègue sur les finances publiques de Véronique Riotton [EPR] qui travaille avec un élu du Rassemblement national et un élu de la droite. L’Assemblée nationale fonctionne habituellement en mode transpartisan. Ce n’est pas ce qu’on voit dans l’hémicycle lorsqu’il y a les disputes, les insultes, etc, mais le travail commun sur des missions parlementaires se fait naturellement entre des groupes politiques opposés.
Ce qui est particulier avec Paul Vannier, c’est la force de notre commission d’enquête parce que le sujet est tellement grave, tellement prenant, que nous avons pris toutes les prérogatives de la commission d’enquête qui sont proposées par la Constitution pour agir le maximum et très vite. Je pense qu’à deux, nous avons formé et nous formons un duo extrêmement efficace. Nous n’avons peur de rien. On dérange, mais nous voulons que la commission d’enquête soit utile.
En réalité, ce que j’en retiens pour répondre à votre question, c’est que oui, c’est très utile. Même avant l’écriture du rapport, tout ce que nous faisons bouger depuis plusieurs mois que nous travaillons au sein de l’éducation nationale, de l’enseignement catholique, est formidable. Je sais que ça secoue le cocotier et c’est une bonne chose.