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Le journal pour les jeunes, par les  jeunes

Interview avec l’artiste Deborah de Robertis : « je voulais rendre objet ce patriarcat qui me rend objet »

Picture of Lucie Sol

Lucie Sol

Etudiante en Lettres Modernes à l'ENS de Lyon et passionnée par l'art, la culture et leur partage, je suis aussi très investie dans les problématiques féministes et LGBTQIA+ et j'aime concilier ces différents centres d'intérêts dans mes articles. J'apprécie aussi les interviews en format long. Je vous souhaite une bonne lecture ! Mon LinkedIn: https://www.linkedin.com/in/lucie-sol-197922219/?originalSubdomain=fr
Deborah de Robertis est une artiste contemporaine et féministe, adepte de l’art de la performance, de la vidéo et de la photographie. Elle bouleverse les codes artistiques et patriarcaux dans le milieu de l’art en renversant les rapports de pouvoir existants. En effet, c’est la tête haute, les jambes écartées et le sexe bien visible qu’elle s’impose (et s’expose) dans les musées comme dans l’espace public. Nous avons eu la chance d’interviewer en ce début d’année 2023 cette artiste audacieuse, inspirante et avant-gardiste, qui renouvelle le regard porté sur les femmes et revendique son propre statut de femme artiste.

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© Deborah de Robertis / photo Dorothée Sarah, issue de la performance Le viol du pouvoir. Performeuses : Tatiana Mosio Bongonga, Choco-Zoulu, La Graine Noire, Johanne Ernest, Angie S Wolf

C’est un véritable exemple sur l’art politique, et le caractère polémique de ses œuvres la place régulièrement au cœur des débats et des médias. Mais son travail connaît parfois une réception biaisée, lorsqu’il est envisagé par certains comme seulement militant et provocateur, avec une focalisation réductrice sur la nudité, au détriment de son caractère artistique.

« C’est une démonstration de force »

T’étais-tu attendue à une telle réception de tes œuvres par les institutions et les médias (procès, plaintes pour exhibition sexuelle, réduction des œuvres à du militantisme pur…) ?

A la toute première performance, non. Mais ce n’était pas par naïveté : c’était une forme d’idéalisme, avec peut-être un peu d’illusion. J’étais focalisée sur le fait de réussir mes pièces, sur la liberté que ça me procurait : c’était ça, qui comptait. Je voulais que ce soit beau. Je veux que la pièce soit réussie, comme je l’ai imaginée, qu’elle dure. C’est pour ça que pour Miroir de l’origine [29 mai 2014] j’avais fait en sorte d’avoir un public qui applaudissait, pour repousser au maximum la fin de la performance. Le plus important, c’était de réussir à la faire dans cet endroit improbable, et que l’image soit réussie. C’est ça qui fait l’œuvre. C’est une démonstration de force, de s’imaginer à un tel endroit les jambes écartées et que la composition fonctionne. Cela va au-delà de la nudité. Je voulais parvenir à la réalisation d’une image, qui témoigne d’une certaine liberté.

© Deborah de Robertis / Miroir de l’origine, 2014 (46 x 55)

« Cela va au-delà de la nudité ».

Les scandales auxquels ont pu donner lieu tes œuvres t’ont-ils donné envie de performer différemment, pour les éviter, ou au contraire donné envie de pousser la provocation encore plus loin ?

Au début oui, ça m’a provoquée donc je suis allée encore davantage dans ce sens. C’était une manière de répondre à la provocation par la provocation. Puis, plus tard, j’ai fait mes performances à Lourdes [31 août 2018], j’ai réalisé #Marianneiswatchingyou et les Marianne [15 décembre 2018], plus sobres. Mais cette évolution dans mon travail s’est faite naturellement, ça n’avait pas de lien direct avec le regard que l’on pouvait porter sur lui.

« Je n’ai pas toujours eu l’audace que j’aurais pu avoir, parce que paradoxalement on m’a toujours dit que c’était trop audacieux ».

Comment as-tu décidé de faire ce genre de performance ?

Il y a des moments où, inconsciemment, et surtout en tant que femme, tu te réfrènes sans le savoir. Depuis l’âge de seize ans je fais des choses en-dehors des codes, artistiques comme patriarcaux. Ça s’est prolongé à l’école d’art, j’ai fait mes études à l’ERG, école de recherche graphique à Bruxelles. Je prenais des libertés, formelles, intellectuelles, corporelles, tout est lié. Comme beaucoup d’artistes, mais aussi beaucoup de femmes en général, j’ai été recadrée, mon travail a fait scandale (cf. Miroir de l’origine).

Je n’ai pas toujours eu l’audace que j’aurais pu avoir,  peut-être parce que paradoxalement on m’a toujours dit que c’était trop audacieux, voire trop violent. Ceci très tôt, dès mes études d’art, au moment précis où on se construit notre regard d’artiste. J’ai eu ce genre de remarques y compris par des femmes et des féministes, ce qui a longtemps créé une sorte de confusion, de conflit avec moi-même, une sorte de culpabilité à aller plus loin. Mais heureusement, c’est viscéral, plus fort que moi… Mais peut-être que si j’avais été encouragée et non accusée ou culpabilisée en tant qu’artiste, je me serais autorisée une certaine virulence, qui en plus caractérise ma personnalité. C’est aussi une question d’âge et de maturité artistique, puisque avec le temps je me suis autorisée à être plus violente dans la dénonciation. Cela se reflète par exemple dans l’utilisation de certaines termes pour parler de mes performances. J’ai commencé à dire « j’ai violé les musées ». Et quand je dis ça, je ne banalise pas le viol, au contraire : je le dénonce et je retourne la violence contre l’agresseur de manière symbolique. Ce sont des choses que je ressentais déjà avant mais que je n’avais pas la possibilité de dire, c’est après #MeToo que j’ai trouvé les mots. 

« Ce sont des choses que je ressentais déjà avant mais que je n’avais pas la possibilité de dire ».

© Deborah de Robertis, Le viol du pouvoir. Avec les performeuses Tatiana Mosio Bongonga, Choco-Zoulu, La Graine Noire, Johanne Ernest, Angie S. Wolf

Constates-tu une évolution entre tes premières œuvres et les dernières ? Quel rapport entretiens-tu avec tes œuvres passées ?

Du point de vue formel, je suis tout à fait en accord avec la dernière, Le Viol du pouvoir. Ca m’a pris du temps pour en arriver là. Mais ça dépend de chaque pièce ; Miroir de l’origine j’en suis également plutot fière, c’est une pièce qui tient. Il y a de l’idéalisme politique. J’ai eu des doutes sur la musique, elle ne correspond plus à mes goûts actuels ; et pourtant, si je devais exposer l’œuvre je la garderais telle qu’elle est. Je trouve que cela donne une ampleur, une puissance sous l’apparente théâtralité. Ça aurait été dommage que je ne l’utilise pas. #Marianne is watching you [15 décembre 2018] ma performance sur les Champs-Elysées, j’en suis aussi très contente. Mais ça correspond à la dernière phase de mon travail, quand j’ai vraiment épuré. Après ma performance à Lourdes, il n’y a plus de musique ni de paroles dans mes œuvres.

Mais je ne remets pas en cause le reste pour autant : il s’agit vraiment d’un parcours qui se lit dans son ensemble. Mes premières œuvres sont aussi les plus libres, car je n’avais pas encore cette conscience de la réaction, si on peut dire. Avant Miroir de l’origine par exemple, l’une de mes premières pièces significatives, j’avais réalisé une pièce vidéo complètement décalée où j’interrogeais un acteur porno, je lui demandais de montrer son sexe dans le train… C’était d’une liberté folle, c’était hyper subversif. J’avais la vingtaine, je faisais encore mes études d’art. C’est une pièce qui tient encore, selon moi. L’homme était plus âgé, il y avait un vrai renversement des rapports de pouvoirs, une audace liée à une certaine insouciance dans la réalisation.

Peut-être y a-t-il quelques rares pièces que je ne reprendrais pas si je devais exposer, mais cela vaut pour tous les artistes. A partir du moment où tu exposes, tu as l’opportunité de repenser ton travail dans l’espace, c’est très important. Je serai en accord avec mon travail quand il sera exposé, et que je pourrai ajouter ma touche finale.

Photographie de la performance #Marianneiswatchingyou de Deborah de Robertis. © Deborah de Robertis, photographie de Guillaume Belvèze

« La société évolue, et pourtant, je pose encore problème ».

Tu dis que le milieu de l’art a évolué par rapport au moment où tu as commencé. Est-il plus facile de s’y faire sa place aujourd’hui en tant que femme ? Y a-t-il une solidarité féminine qui s’est consolidée ?

J’ai adopté une position vis-à-vis du monde de l’art, avec mon travail, mes performances, qui m’a beaucoup marginalisée. J’étais dedans à l’époque ; mais aujourd’hui je suis isolée, je ne peux pas en témoigner de l’intérieur. Mais je peux le voir d’un point de vue sociétal et féministe, et de cet angle c’est l’impression que cela me donne. J’ai plutôt de l’espoir… Mais j’en avais déjà avant, c’est ma nature.

Les femmes ne sont pas toujours plus solidaires entre elles simplement parce qu’elles sont des femmes : il y a encore de la réticence à adopter des positions féministes. Je pense à certaines femmes qui ont la possibilité de donner de la visibilité à d’autres, ou à celles, plus rares, qui ont des postes de pouvoir dans le milieu de l’art. De peur que cela ne leur porte préjudice, que trop d’audace ou de radicalisme ne leur coûtent leur place dans un système encore patriarcal. Quand cette réticence vient des rares femmes qui pourraient justement faire quelque chose, j’ai du mal à avoir de l’empathie et à les comprendre, c’est le minimum selon moi. Pour moi, être féministe dans les institutions artistiques, c’est justement oser se battre, ne pas se dégonfler à la moindre hésitation sur la réception de l’œuvre. Sinon on n’est pas vraiment féministe. J’ai souvent entendu des femmes me dire que j’étais trop « trash » : ça me choque, c’est à cause de ça que je finis par me poser des questions. Qu’est-ce qu’il y a de « trash » à exposer du faux sang et un vagin ? La société évolue, et pourtant, je pose encore problème. Alors que les hommes ont toujours pu exposer des corps de façon très directe, hypersexualisés, comme si cela passait mieux avec eux. C’est quelque chose que je sens encore, mais j’espère me tromper.

Je trouve qu’il y a souvent une forme d’infantilisation quand on veut parler de la vulve. Ca me choque particulièrement quand ça s’inscrit dans des projets où il y a un certain parti pris féministe, que ce soit dans des publicités, des documentaires, des comptes sur Instagram de certaines militantes importantes sur le sujet… Je parle de procédés du type remplacer la vulve par une fleur, un abricot, utiliser presque systématiquement le rose. J’avais participé à un documentaire très sérieux autour de la question de la représentation de la vulve, du corps, et le résultat final était lisse. Comme si on ne pouvait pas en parler clairement, cash ; montrer la vulve, oui, mais il ne faudrait pas qu’elle nous confronte trop non plus. D’un point de vue militant, cela me dérange, j’ai l’impression qu’il faut toujours mettre un filtre quand on parle de la vulve, du vagin, du sexe identifié féminin.

« Montrer la vulve, oui, mais il ne faudrait pas qu’elle nous confronte trop non plus ».

Photographie de la performance de Deborah de Robertis Le viol du pouvoir, © Deborah de Robertis, photographie de Dorothée Sarah
Tu parles dans tes œuvres de la notion de désir jusqu’en 2014, mais tu t’arrêtes ensuite. Pourquoi avoir voulu en parler auparavant, puis décidé de cesser ?

C’était la période pré-#MeToo, j’étais encore prise des relations abusives sans pouvoir vraiment nommer les choses. Quand j’essayais de parler, j’étais vraiment mise en position de coupable. Alors quand j’ai confronté les institutions avec ma performance, mon corps, quand j’ai violé le musée d’Orsay, ça a été une façon pour moi de dénoncer le viol de façon globale, celui que subissent en général les femmes, ainsi que ces abus de pouvoir sexuels dans lesquels moi j’étais emprise. Je raconte cela rapidement, mais il y aurait beaucoup de choses à dire. On ne parlait pas comme on parle aujourd’hui.

C’est pour ça que la question de l’érotisme n’avait plus sa place. J’ai fait attention dans Miroir de l’origine à ce qu’on ne puisse pas récupérer la performance pour en faire une sorte de porno mainstream. Ça reste sexué, mais ça n’est pas sexuel. L’érotisme et le désir patriarcal ne sont pas invités ; mais ils ne sont pas exclus non plus. Les hommes et les femmes peuvent le connaître, le ressentir, ou à l’inverse se sentir repoussés. Cela vient d’une recherche d’une forme de « neutralité ».  Je voulais exposer une nudité picturale, du même ordre que la peinture de Courbet. Il y a je crois quelque chose de plus provocateur dans le fait de me situer dans cet équilibre fragile. Ca aurait été moins provocateur et plus simple d’être plus « trash » en ouvrant mon vagin. Il y a une recherche d’égalité dans cette forme de confrontation avec l’institution muséale. Je pense que s’il y avait eu une once d’incitation, si j’avais laissé place à la question du désir comme c’était le cas dans mes projets d’avant 2014 (comme dans Modèle à la caméra, où je filmais des artistes hommes du point de vue du « modèle », dans une vitrine de prostituées à Bruxelles), cela aurait pu tout faire flancher. On aurait pu récupérer mon geste, l’utiliser comme une arme contre moi. J’ai donc fait très attention à protéger mon travail de toute forme de récupération patriarcale.

Quand je performe Miroir de l’origine, c’est un moment de rupture dans ma vie. Il n’y avait plus de place pour cette empathie que j’avais, quand je déconstruisais la masculinité avec une certaine humanité, disons. J’ai souhaité me positionner comme hétérosexuelle dans ma pratique artistique pour travailler sur le patriarcat, sur les rapports de pouvoir. Je voulais rendre objet ce patriarcat qui me rend objet. J’ai toujours été davantage fascinée par le renversement des rapports que par la déconstruction. Je pourrais parler plutôt de mon homosexualité par exemple, dans le sens ou je suis bisexuelle. Faire intervenir cela dans mon travail aurait été un chemin d’émancipation possible, mais que je n’ai pas choisi car j’ai voulu rester dans une forme de confrontation avec le système patriarcal dans mes oeuvres.

C’est un travail qui impliquait que je me mette moi-même en jeu, émotionnellement. J’ai été très blessée à l’époque, pour Modèle à la caméra (2007), ou pour Les hommes de l’art. C’était difficile de vouloir à la fois parler de mon désir et à la fois critiquer le patriarcat. Comme mon corps était impliqué, je me prenais le patriarcat de plein fouet par les acteurs mêmes. Je me suis retrouvée dans une impasse, c’était viscéral, j’ai fait le choix de ne plus parler du désir dans mon travail pour ne plus dialoguer avec les hommes. J’ai pris le parti de les mettre de côté en me confrontant à l’institution et au pouvoir. Il n’y a plus l’homme en face de moi, il n’y a plus que l’homme symbolique.

« Ça reste sexué, mais ça n’est pas sexuel ».

“Le modèle à la caméra”, © Deborah de Robertis, photographie de Marc Guillaume

Justement, concernant cette implication personnelle aux plans émotionnel mais aussi physique, j’avais vraiment été impressionnée par le teaser de Jeune modèle cherche artistes (2007). Cela témoigne vraiment d’un courage incroyable.

C’est vrai que c’est plus intime, je me suis beaucoup mise à nu dans ce film. Je ne l’ai encore jamais montré, je me demande comment il serait perçu aujourd’hui, si ça paraît encore actuel. Soit je l’enterre, soit je le montre. J’ai besoin d’avoir le point de vue de la génération des femmes plus jeunes que moi.

« Ça part d’un vécu personnel, oui, mais il y a aussi une réflexion conceptuelle ».

Tu fais plusieurs fois références à #MeToo, comme si cela avait signé un avant/après dans ton travail : à quel point ce mouvement au départ social et féministe a influencé tes œuvres ?

Quand j’ai fait Miroir de l’origine, c’était mon #MeToo a moi, c’était vraiment un cri – même si je n’ai pas dénoncé directement les rapports d’abus de pouvoir. Toute ma colère était contenue dans les œuvres elles-mêmes. C’était une façon d’attaquer ces hommes qui agissaient en hors-champ sur les plans institutionnel et artistique, où avaient eu lieu les abus. J’avais déjà dénoncé des choses, à la Cité Internationale des Arts [Paris], par exemple. Mais il y a dix ans, c’était inconcevable de parler de tout cela, y compris du côté des femmes. C’est pour cela que c’est sorti sous cette forme artistique – et tant mieux, d’ailleurs. A l’époque, il y avait encore l’idée de la nana opportuniste qui profite des mecs et se retourne contre eux quand elle n’a pas ce qu’elle veut, même dans la génération d’anciennes féministes. Aujourd’hui on a déconstruit tout ça, mais ma génération de femmes devait faire avec.          Ce n’était pas non plus un manque de conscience de ma part, puisque c’est ressorti à travers les œuvres. Mais quand il y a eu #MeToo, ça a été une grande avancée de ce point de vue-là, c’est indéniable. J’ai pu accompagner mes performances par la parole. Ça ne fait pas longtemps que je parle vraiment. Je n’ai pas encore dit de noms car j’essaie de les garder pour faire des œuvres : la réparation se fera à travers l’art. Sinon, j’aurais déjà balancé tout le monde depuis longtemps. Mais je préfère faire mon #MeToo dans l’art, produire des pièces, c’est ça qui me fera le plus de bien. #MeToo a permis que je puisse, moi, en tant que femme, parler, ça a libéré ma parole comme pour beaucoup d’autres. Cela m’a permis de ne pas seulement être dans une approche conceptuelle mais aussi personnelle, par rapport à Miroir de l’origine,par exemple. Les hommes auxquels je pense sont encore en place. Il y a dix ans, je n’avais même pas dit quoi que ce soit, j’ai simplement fait une performance ; mais je connaissais des acteurs importants du monde de l’art, je pense qu’ils ont flippé. J’ai tout perdu, je n’avais plus de soutien. Aujourd’hui les choses ont bougé, il y a des femmes qui sont au pouvoir, qui sont curatrices… qui peuvent te repêcher.

Mais je ne veux pas non plus réduire mes œuvres à #MeToo, ça part d’un vécu personnel, oui, mais il y a aussi une réflexion conceptuelle. #MeToo m’a permis de parler au-delà de l’œuvre que j’ai créée, de prendre vraiment la parole. J’ai écrit un film : une réadaptation filmique  d’Olympia de Manet, où je raconte mon histoire dans une sorte de version contemporaine du tableau. Tout est sorti à ce moment-là, des pages et des pages de parole.

« Quand j’essayais de parler, j’étais vraiment mise en position de coupable ».

Dans Olympia [16 janvier 2016] je me suis adressée au directeur du musée d’Orsay de l’époque par rapport à des questions plus globales d’exhibition sexuelle, qui étaient déjà très actuelles. Oui, le texte fait partie de cette œuvre, de cette vidéo. Mais le temps est passé, je pense que ce sont des choses que je redirais autrement aujourd’hui. J’espère, et je pense que cela résonne encore aujourd’hui chez la nouvelle génération de femmes et de féministes. Je ne m’en rends pas forcément compte. Qu’une œuvre tienne dans le temps, c’est un critère pour moi, on ne sait jamais si ça va le faire. C’est pour ça que ça a fait scandale : car il y avait une audace. Sinon cela ne résonnerait plus aujourd’hui. Je vois passer aujourd’hui des choses que je disais déjà dans ces pièces, sur la place des femmes artistes… J’allais dans le sens d’une évolution à laquelle je participe avec mon travail.

« Je voulais rendre objet ce patriarcat qui me rend objet ».

Tu effectues un renversement du regard dans Olympia, la femme nue regardant elle-même celui ou celle qui la regarde. Cela témoigne-t-il de la volonté de créer chez le visiteur une prise de conscience qui passerait par le malaise ?

Oui, c’est ça. C’est un renversement de perspectives qui s’opère : le spectateur est mal à l’aise car c’est la société qui est mal à l’aise. Le regard objectifie les corps des personnes dominées socialement, c’est un point de vue d’autorité ; remettre celui-ci en question, c’est là que ça devient politique.

« Il ne faut pas que l’idée de faire entrer les femmes dans les musées en reste au stade de combat théorique : c’est aussi à prendre au pied de la lettre, c’est pour ça que j’y vais ».

Quel rapport entretiens-tu avec l’idée d’être exposée, au vu du caractère éminemment subversif et critique vis-à-vis des institutions de tes œuvres ? Si tu l’étais, penses-tu continuer à faire ce genre d’interventions ?

Je ne sais pas si je le serai. Mais c’est une vraie question ; comment les enjeux se déplacent au moment où tu es entré∙e dans l’institution ? Je pense l’avoir finalement résolue aujourd’hui, du point de vue éthique, féministe et artistique. Politiquement, c’est important d’être autonome sur le plan économique. La position marginale est une position de vulnérabilité, notamment par rapport aux questions d’abus de pouvoir que j’ai connus. Tout ça a une vraie importance politique.

Et puis, il ne faut pas que l’idée de faire entrer les femmes dans les musées en reste au stade de combat théorique : c’est aussi à prendre au pied de la lettre, c’est pour ça que j’y vais. Je n’attends pas. Est-ce que je resterai en conflit avec l’institution à partir du moment où elle m’accepterait, c’est difficile à dire… Je pense que je ne baisserais pas mes exigences par rapport à mon travail. Y entrer, ce serait une autre façon de jouer avec le système, moins frontale peut-être. Le plus important pour moi aujourd’hui, c’est que mes œuvres déjà réalisées puissent être montrées, que je sorte de cette position de précarité artistique, qui est indissociable de l’angle politique. Pour tout vous dire, si Jeff Koons m’appelait aujourd’hui pour collaborer, je le ferais. Mais je ne perdrais pas de vue une certaine position politique. C’est un tremplin que j’emprunterais momentanément, peut-être pour le critiquer par la suite, dans une dimension féministe et politique, et peut-être pour tout reperdre ensuite.

Aujourd’hui, pour faire exister mon travail et pour exister, je suis obligée de me poser toutes ces questions. Dire « tel artiste s’est vendu » : non, c’est trop facile. Je préfère vendre mon travail que mon corps à des collectionneurs comme j’ai fini par le faire. En tant qu’artiste, c’est normal de prétendre à l’exposition de ses œuvres. C’est difficile de trancher, de trouver une façon de rentrer dans le système tout en le critiquant.

« La position marginale est une position de vulnérabilité »

Suis-tu des artistes femmes et féministes actuelles, qui t’inspirent ou desquelles tu apprécies le travail ?

Kubra Khademi, sans hésiter. Je pourrais en citer d’autres, mais actuellement c’est vraiment mon artiste préférée. Et je ne suis pas la seule dans ce cas-là ! Elle a un parcours très difficile, c’est une réfugiée politique d’origine afghane. Elle a fait une performance dans les rues de Kaboul [Armor, 2015] vêtue d’une armure métallique avec des seins en relief. Elle a dû quitter le pays car elle était menacée de mort. Ses œuvres sont radicales, comme elle d’ailleurs, mais il y a aussi de l’humour dans cette dénonciation de la violence de la domination. Elle est géniale, aussi incroyable que ses œuvres, c’est super quand les artistes sont en accord avec leur travail, aussi beaux que ce qu’ils produisent quand tu les rencontre. Elle est humaine, audacieuse, et aussi très sorore. C’est l’une des rares artistes qui a demandé à une institution où elle était invitée un jour pourquoi moi je ne l’étais pas, alors que mon travail s’inscrivait parfaitement dans leur projet.

« C’est pour ça que la question économique est problématique, à la fois politique et féministe ».

Comment expliquerais-tu le fait qu’elle ne subisse pas la marginalisation que tu connais dans le monde de l’art ?

Je dirais que c’est peut-être aussi car elle est peintre, et pas uniquement performeuse. Il y a dans mon travail une critique, une confrontation, des démêlés judiciaires avec les institutions artistiques les plus importantes, dans un monde de l’art qui est également une sorte de microcosme élitiste patriarcal. Ce qui n’est pas resté sans conséquences concernant la question économique dans mon travail. Ce manque de moyens se reflète dans la production des œuvres. Cela n’est pas un problème en soi dans le sens ou les œuvres les plus jeunes faites sans moyens, de façon indépendantes et libre, sont paradoxalement aussi souvent les plus belles, exactement pour les mêmes raisons. Elle racontent quelque chose de la nécessité viscérale et vitale de continuer à produire pour exister. En ce sens, elles témoignent d’une certaine sincérité et d’une puissance qui va bien au-delà de la simple matérialité et du coût de production. Par exemple ma première performance au musée d’Orsay a été réalisée  avec une amie artiste qui ne savait même pas ce que j’allais faire, il y a quelque chose de cet effet de surprise dans sa manière de filmer. Alors que ma dernière performance Le Viol du pouvoir, reflète une maturité mais également des moyens d’autoproduction qui ont permis de cadrer entièrement le projet.  Je me suis cependant toujours placée comme autoproductrice de mes œuvres, c’est une position d’émancipation qui paradoxalement m’a aussi à l’époque mise en position de vulnérabilité face à certains acteurs abusifs du monde de l’art contemporain… C’est pour ça que la question économique est problématique, à la fois politique et féministe.

Vous pouvez retrouver Deborah de Robertis, voir son Instagram. Pour un autre article sur cette artiste, voir « Deborah de Robertis : une artiste actuelle féministe et subversive ». Pour d’autres interviews d’artistes contemporaines, voir « Maïté Marra : interview avec un artiste contemporaine ».

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