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Le journal pour les jeunes, par les  jeunes

“Je verrai toujours vos visages” de Jeanne Herry

Picture of Lucie Sol

Lucie Sol

Etudiante en Lettres Modernes à l'ENS de Lyon et passionnée par l'art, la culture et leur partage, je suis aussi très investie dans les problématiques féministes et LGBTQIA+ et j'aime concilier ces différents centres d'intérêts dans mes articles. J'apprécie aussi les interviews en format long. Je vous souhaite une bonne lecture ! Mon LinkedIn: https://www.linkedin.com/in/lucie-sol-197922219/?originalSubdomain=fr
Sorti en salle ce mercredi 29 mars, le nouveau film "Je verrai toujours vos visages" de Jeanne Herry dévoile au grand public l’existence d’une forme de justice encore méconnue, en plus d’un long-métrage de qualité : la justice restaurative. A l’issue de la séance inaugurale au cinéma Comoedia de Lyon, Geneviève Seguin-Jourdan et Martine Cipriani, deux avocates du barreau de la ville, présentent cette pratique et leur propre engagement dans celle-ci. Retour sur ce film aussi instructif qu’émouvant, ainsi que sur cet éclairage juridique.

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Adèle Exarchopoulos, qui joue la victime Chloé. Image issue du film Je verrai toujours vos visages
Source de l'image : https://www.lesechos.fr/weekend/cinema-series/je-verrai-toujours-vos-visages-sport-de-combat-1919919

Pallier les lacunes de la justice actuelle ?

Encore assez méconnue en France, la justice restaurative est un concept introduit en 1977 par l’américain Albert Eglash, qui l’oppose à la justice punitive et à la justice distributive. On peut donc y voir une alternative à notre modèle actuel fondé sur un système pénitentiaire punitif, souvent décrié. En effet, les prisons sont pleines, le taux de récidive énorme (63% des personnes condamnées à de la prison ferme sont recondamnées dans les cinq ans), la réinsertion semée d’embûches… et la prison ne semble donc pas en mesure de vraiment permettre de régler en profondeur les infractions commises dans la société.

La justice restaurative peut donc apparaître comme une option intéressante pour compléter, plutôt que remplacer, ce système carcéral qui est le nôtre, et qui n’est pas toujours satisfaisant. Également appelée justice « réparatrice » ou « reconstructive », on y voit donc avant tout une volonté de réparer – les victimes mais aussi, peut-être, les coupables. En effet, contrairement à l’acception juridique du terme, « réparation » n’est cette fois-ci pas à entendre comme une indemnité financière, mais bien comme un vrai travail psychologique et social. Il s’agit de rétablir un lien au sein de la société en permettant aux victimes d’obtenir des réponses à leurs questions, des excuses, et aux coupables de prendre conscience de leurs actes en étant confrontés directement à celle∙ux qu’ils ont touché∙es, par des rencontres entre les deux parties.

A la fin de la séance, une intervenante psychologue à VIFFIL (Violences Intra Familiales Femmes Informations Libertés) elle-même formée à la justice restaurative prend la parole pour en préciser rapidement les objectifs. Elle expose entres autres que la diminution des récidives est certes un effet positif dans lequel les organisateur∙ices peuvent placer des espoirs, mais qu’il ne s’agit néanmoins pas de l’effet principal recherché.  Elle insiste également sur le fait que c’est une pratique qui a encore cours à Lyon, par exemple, au sein de cette association notamment.

La représentation de la justice restaurative dans le film

Le long-métrage de Jeanne Herry ne présente pas ce procédé comme une alternative totale à la justice actuelle mais bien comme un complément. Et c’est peut-être ça, d’ailleurs, qui ferait sa force. En effet, cela permet de placer le volontariat et l’envie de se confronter à l’autre au cœur du processus. Il n’y a pas de place par exemple pour un intérêt individuel de la part de détenus qui souhaiteraient s’y engager uniquement pour réduire leur temps de prison. Les organisateur∙ices de la justice restaurative du film parlent dès le début de la notion de « gratuité », qui ne donne rien en retour mais ne demande rien non plus, lorsqu’iels en expliquent le concept à Nassim, un des détenus.

Cependant, lui et d’autres décident malgré tout de s’y engager, ce qui prouve bien que quelque chose d’important se joue au-delà de la remise de peine. Telle qu’elle est représentée, la justice restaurative consiste en des rencontres organisées et sécurisées par des tiers indépendants ayant préparé chaque personne lors de rendez-vous individuels préalables. Il s’agit donc d’une confrontation entre victimes et coupables. Mais il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse des victimes et des coupables de la même affaire ; dans le film, ils ne se connaissent pas, et sont simplement liés entre eux par la nature de l’acte qu’ils ont commis ou subis – en l’occurrence, des braquages.

Cependant, le long-métrage révèle aussi en parallèle une rencontre entre deux personnes en l’occurrence liées par le même crime, Chloé et Benjamin. Et pas n’importe quel crime : le viol incestueux. Car il conjugue à la fois agressions sexuelles, pédocriminalité et situation intrafamiliale, il s’agit peut-être du crime le plus tabou, et qui semble de prime abord le moins se prêter à une rencontre entre victime et coupable. Cependant, c’est Chloé, la sœur, qui quinze ans après le procès demande à voir son frère Benjamin. C’est donc la victime qui réclame une confrontation avec le coupable, et ce simple fait témoigne déjà peut-être que la justice restaurative n’est pas d’emblée à circonscrire à certains crimes et délits seulement.

Des cas limites dans la justice restaurative ?

Cependant, il est indiscutable qu’une telle situation en rend le déroulement encore plus délicat. Déjà par la monstruosité du crime, mais également par le fait que les victimes se connaissent, et qu’une prise de distance semble encore plus compliquée. Que le film rende visible un tel cas souligne aussi la volonté de réellement discuter de la justice restaurative, de s’interroger sur ses cas les plus extrêmes, et de permettre au cinéma de se faire véritable lieu d’expérimentation et de débat. Le ou la spectateur∙ice ne peut s’empêcher de se poser des questions après le visionnage du film, sur ce que la justice restaurative peut ou ne peut pas faire.

Le film pose également la question de l’emprise psychologique. En effet, malgré les viols réguliers et la terreur qu’elle connaissait toutes les nuits, Chloé affirme paradoxalement avoir eu de la chance d’avoir son frère à ses côtés pendant son enfance. Elle déclare même « j’adorais mon frère », entre deux moments de scarification et d’anxiété. C’est Mehdi, son compagnon, qui révèle explicitement cette emprise et reproche à la médiatrice de ne pas la prendre en compte.

La fin du film, en n’évoquant pas la vie de Chloé par la suite ni même celle de Benjamin, laisse donc un flou qui garde le débat ouvert pour discuter de la pertinence de la justice restaurative dans de tels cas, y compris si la demande vient de la victime. L’on peut cependant supposer que Chloé sera libérée d’un certain poids, car elle semble sortir de l’entrevue moins bouleversée que ne l’est Benjamin. Mais peut-être que celui-ci a également enfin pris la mesure de ses actes, puisqu’il n’ose finalement pas poser les questions qu’il avait préparées…

Le long-métrage rappelle également l’absence de soutien énorme auquel peuvent faire face les victimes de viol, en particulier d’inceste, voire des reproches. C’est en effet le cas pour Chloé, dont la grand-mère lui en veut encore d’avoir accusé son frère, de le harceler, et de lui avoir « gâché la vie ». Des paroles qui renforcent encore la confusion illusoire entre coupable et victime qui plane autour de Benjamin – du moins dans l’esprit de celui-ci, et, visiblement de sa grand-mère. En termes de soutien familial, Chloé apprendra également au cours du film que sa propre mère était au courant des agissements de son frère, et n’avait jamais rien tenté pour l’arrêter définitivement…

Interroger nos perceptions manichéennes

Jeanne Herry joue de certains préjugés dans le film pour finalement les renverser, et révéler au ou à la spectateur∙ice ses propres a priori discriminants. Par la mise en scène de l’arrivée de Grégoire, l’une des victimes de braquage, on a immédiatement l’impression qu’il s’agit d’un coupable et non d’une victime : car c’est un homme. C’est Sabine, une autre victime d’ailleurs jouée par la mère de Jeanne Herry, Miou-Miou, qui explicite cette impression infondée et nous fait prendre du recul sur nos propres perceptions manichéennes (= binaires, tout noir ou tout blanc).

La réalisatrice souligne également des tensions propres à chaque situation. Le cas d’Issa par exemple, l’un des coupables de braquage, est utilisé pour montrer qu’une même personne peut être à la fois coupable et victime. En effet, comme le lui soutiennent les autres, les maltraitances qu’il a subies durant son enfance par son père relèvent également d’une situation anormale où il est en l’occurrence victime, et en droit de demander « réparation »… et pourquoi pas par ce procédé.

Le système de justice actuel est aussi en partie critiqué, à commencer par les « réparations » financières qu’il s’agit de rendre aux victimes. Issa montre que c’est un type d’indemnité qui n’est pas forcément toujours pertinent, notamment dans le cas de familles très riches qui n’ont pas besoin de cet argent – mais qui peut-être, peuvent penser les spectateur∙ices, auraient besoin d’un tel accompagnement par la justice restaurative. Nassim prend également la parole pour faire un parallèle entre le confinement et la vie en prison, en montrant qu’alors que certains disaient devenir fous au bout d’une semaine de quarantaine, c’est le quotidien de nombre de détenus – et de ce point de vue-là, chaque peine a son importance et ses conséquences psychologiques.

Des personnages authentiques et attachants

Le film traite avec une grande délicatesse de toutes ces questions pourtant difficiles, notamment grâce à des dialogues extrêmement bien écrits qui nous font passer du rire aux larmes à répétition. Jeanne Herry ne laisse pas aux acteurs la possibilité d’improviser, afin de rendre au mieux la réalité de la justice restaurative, s’étant inspirée de vraies affaires. L’avocate Martine Cipriani loue justement « l’authenticité » du film.

Les désaccords entre les personnages s’effacent pour laisser place à une progressive compréhension de l’autre, et on se prend finalement d’affection pour chacun d’eux, qu’ils soient victimes, coupables. La frontière entre les deux est estompée par les discussions successives, l’humour, on apprend à les connaître – et leur brillante interprétation par Adèle Exarchopoulos, Leïla Bekhti ou encore Gilles Lellouche n’y est pas pour rien. Cela nous fait croire et espérer en la réussite d’un tel système, que l’on aimerait peut-être voir se développer davantage en France.

Qu’en disent les avocates ?

Geneviève Seguin-Jourdan et Martine Cipriani prennent la parole à la fin du générique pour souligner avant tout l’importance de « l’humain » dans ce procédé de justice restaurative, et dans le film. En effet, il s’agit bien de réintroduire dans des situations de violence de l’humanité, par le dialogue, par l’écoute, par la remise en question. Il s’agit de répondre à l’interrogation lancinante des victimes, dont témoigne Martine Cipriani : le « pourquoi » ces actes ont-ils été commis, et pourquoi contre elle∙ux. Elle préfère d’ailleurs parler de justice « reconstructive » selon le terme belge, qu’elle trouve plus pertinent pour mettre en évidence le caractère avant tout humain et concret de cette pratique.

Les deux avocates rappellent également le retard de la France concernant de telles initiatives. En effet, il s’agit encore d’un travail bénévole, tandis qu’il est salarié dans d’autres pays tels que la Belgique ou le Canada. La rémunération, outre le fait qu’elle témoigne d’une valorisation concrète, rend également symboliquement compte de la prise au sérieux de cette activité.

Enfin, Martine Cipriani revient sur l’importance de faire intervenir ce processus y compris en cas de délits ou crimes commis par des mineur∙es. Elle montre qu’en voulant les « sécuriser » ou les « protéger », on continue en réalité d’en faire des enfants qui ne se sentent pas responsables de leurs actes. Et en effet, on peut penser que la justice restaurative pourrait leur être bénéfique autant qu’à des adultes, car ce n’est pas car on est mineur∙e que l’on ne se pose pas de questions, et que l’on ne pourrait pas soi-même réfléchir sur ses actes.

Ainsi, c’est un film qui favorise les débats autour des systèmes pénitentiaires et judiciaires actuels, et qui prête à réfléchir. On espère que vous l’aurez apprécié autant que cela a été notre cas. Pour d’autres articles de critique cinématographique de films récents, voir La nuit du 12 : ce film qui a raflé tous les César ; En attendant Bojangles : c’est l’amour fou ou encore « Close » : le Grand Prix du Festival de Cannes.

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