Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Le journal pour les jeunes, par les  jeunes

Critiques et critique, les controverses d’un projet historiographique, Historiciser le mal : une édition critique de Mein Kampf

Picture of Maë Veltz

Maë Veltz

Critique et critiques, vers une historicisation du mal ? Le 2 juin, la maison d’édition Fayard a lancé officiellement la sortie d’une édition critique de Mein Kampf, Historiciser le mal, un travail d’historiens de longue haleine qui n’a pourtant pas échappé aux critiques et controverses, dix ans après son annonce.

Partagez ce post

Hitler lisant un livre
Il y a 96 ans sortait Mein Kampf, le livre nazi d'Adolf Hitler.

Christian Ingrao, directeur de recherche au CNRS, l’expliquait en mai dernier sur Franceinfo : « Mein Kampf est un texte, rien qu’un texte, qu’il faut accompagner d’un discours historien ».

Une mission réussie pour l’édition Fayard ?

Après avoir lancé le projet en 2011, Fayard a finalement sorti le mercredi 2 juin Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, ouvrage de près de mille pages contenant une traduction nouvelle du livre nazi Mein Kampf d’Adolf Hitler, mais une traduction contextualisée et annotée par plusieurs historiens spécialistes d’histoire contemporaine et de l’Allemagne nazie.

Déconstruire le Mal ?

Selon la présidente des éditions Fayard, Sophie de Closets, ce projet vise à proposer « une analyse critique, une mise en contexte, une déconstruction, ligne par ligne. » Il vient ainsi compléter celui lancé en janvier 2016 en Allemagne avec l’appui de l’Institut für Zeitgeschichte (institut d’histoire contemporaine), ayant conduit à la publication d’une critique scientifique du texte d’Adolf Hitler de près de 2000 pages à l’issue de l’entrée de l’ouvrage dans le domaine public fin 2016. Ainsi, chacun des 27 chapitres de Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf est complété d’une préface délivrant une analyse construite et une contextualisation des propos du dictateur nazi. Près de 3000 annotations accompagnent la lecture du livre, consacrant le projet d’une approche analytique et critique de Mein Kampf.

Publier une édition critique, certes, mais pour un public spécifique

En effet, si cette édition critique fait facilement parler d’elle, plus rares seront ceux qui auront l’occasion d’en feuilleter les pages. Si des historiens tels que Tal Bruttmann, Johann Chapoutot, Eric Fournier, André Loez et Gérard Noiriel déclaraient dans L’Obs craindre un « probable succès de librairie », une stratégie a été adoptée par Fayard pour éviter que les curieux ne se précipitent sur le livre dès sa sortie.

Comme le rapporte Le Monde, une « forme de contre-commercialisation du livre » a ainsi été pensée : le livre n’a pas été programmé d’avance, il n’est pas disponible sur les rayonnages des librairies et devra être commandé individuellement, un accord a été signé avec Amazon incluant un avertissement de l’éditeur à chaque ouverture de la page du livre, les recommandations pour l’édition critique seront bloquées, modération de l’espace commentaire, etc. Le prix élevé du livre, 100€, vient s’ajouter à cet effet de contre-commercialisation visant essentiellement à empêcher un engouement en librairie ou un simple achat de curiosité de la part des particuliers.

Les quelques 1000 exemplaires réservés aux bibliothèques, qui pourront obtenir gratuitement Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, sur l’ensemble des 12 000 tirages prévus, mettent ainsi en lumière le public ciblé par cette édition. Comme le rappelle Christian Ingrao sur Francetv info, « il est destiné d’abord à un public institutionnel (…) [et] est ensuite destiné à des chercheurs non-germanophones qui travaillent sur des sujets adjacents ». Les bénéfices des ventes seront, quant à eux, reversés entièrement à la fondation Auschwitz-Birkenau.  

De la critique historique aux critiques d’historiens

Lors de sa publication en 1925, Mein Kampf est un échec : à peine 10 000 exemplaires sont vendus, malgré la popularité grandissante d’Hitler au cours des années 1930. Ce n’est qu’en 1933 que l’intérêt du public pour Mein Kampf décolle, des millions d’exemplaires circulent, alors que le livre prend la figure d’un objet symbolique plus que d’un outil réel de diffusion de l’idéologie nazie. En 1934, il est traduit en France. Jusqu’à celle publiée par Fayard, il s’agissait de la dernière traduction intégrale de Mein Kampf en français.

La nature de ce livre et la légitimité de construire un projet historiographique interroge et divise tant les spécialistes et historiens qu’un public plus large, de Jean Luc Mélenchon en 2015, à Annette Wieviorka, historienne de la Shoah.

Un « outil historique »

Selon Christian Ingrao, auteur d’Hitler, une biographie expliquée, membre de la commission scientifique ayant dirigé le livre et spécialiste de l’histoire du nazisme, cette réédition, si elle est légitime, est avant tout nécessaire. Il s’agit, à ses yeux, de « le démystifier et le désacraliser » et d’apporter un discours historien manquant en France jusqu’à cette réédition.

Le nom d’Adolf Hitler n’apparaît pas sur la couverture de Historiciser le mal, parce qu’on voulait éviter les effets d’aubaine, les effets de sidération et les effets de fétichisme.”

C. Ingrao pour Franceinfo

Pour l’historien, il s’agit bien de faire de ce texte un outil historique : la traduction proposée s’apparente ainsi à une transcription du texte original visant à rendre compte des erreurs syntaxiques et du vocabulaire injurieux utilisé par Adolf Hitler lors de sa rédaction. C’est un projet d’historien visant à désacraliser l’œuvre du dictateur nazi dont il est ici question.

L’erreur d’un « hitléro-centrisme » ?

Pourtant, Johann Chapoutot, dans son entretien du 31 mai 2021 à Médiapart dans l’émission « A l’air libre » exprime ses réserves pour l’utilité de cette édition, soulignant son « hitléro-centrisme » insuffisant pour cerner et comprendre pleinement l’idéologie nazie. Historien spécialiste d’histoire contemporaine, de l’Allemagne et du nazisme, auteur notamment de La loi du sang, J. Chapoutot était initialement membre de la commission d’historiens mandatés pour la publication de cette édition critique de Mein Kampf. Il finit par la quitter lorsque l’on rejeta sa volonté d’étoffer l’appareil critique.

L’ambition d’historiciser le « Mal » lui-même est sujette aux critiques : comme le rappelle J. Chapoutot, ce livre, lors de sa publication, a été très peu lu, rédigé en partie par un « individu qui n’est pas si important que cela pour comprendre ce qu’est que le nazisme ». Le titre même de l’ouvrage participerait dès lors à cette entreprise de mythification d’Hitler et de son ouvrage, dans le prolongement de l’entreprise nazie, faisant de Mein Kampf la bible du Mal qui, comme l’affirme J. Chapoutot à l’antenne de Médiapart, « n’est pas une catégorie historienne. » Le nazisme, selon l’historien, n’est pas l’hitlérisme, et on peut reprocher alors à une telle entreprise de conforter le grand public dans l’idée que la Shoah fut le fait d’un seul homme.

« C’est une société européenne, occidentale, qui a participé à la guerre et au crime, et c’est à cela que les historiens doivent se confronter ».

Le nazisme selon J. Chapoutot

Comprendre le nazisme, ce que semble être le projet de Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, ne saurait donc se limiter à cette prétendue « bible du mal » et l’historiographie doit se tourner aujourd’hui, tel est son défi, vers d’autres sources multiples et plus pertinentes pour comprendre l’idéologie nazie et l’histoire de l’Allemagne nazie au XXe siècle. Dès lors, à qui s’adresse ce livre ? Pas aux professeurs de collège et lycée, qui n’en ont pas besoin, selon J. Chapoutot, ni aux chercheurs qui peuvent déjà s’appuyer sur une très bonne édition critique en Allemagne. Le prix fixé par l’éditeur exclut quant à lui le grand public.

La stratégie confuse de Fayard

Si un coup d’éditeur fut bien envisagé il y a dix ans lorsque le projet fut annoncé, les polémiques et son inscription dans le débat public ont fortement incité Fayard à invisibiliser la publication d’un livre ambitieux, maladroit semble-t-il à certains égards, amenant à se demander : pourquoi tant de peine ?

Alors que Mein Kampf se retrouve en version numérique facilement pour l’internaute moyen, Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf constitue une critique scientifique visant à démystifier un livre pour lui attribuer un contexte, l’expliciter et, de ce fait, produire un véritable travail historiographique autour de l’ouvrage d’Adolf Hitler. Pourtant, comme le montrent les débats nés de l’annonce d’une telle publication, Mein Kampf conserve l’aura mystifié d’une œuvre considérée par Sophie de Closets, directrice de Fayard, comme « l’origine du Mal, en tout cas (…) celle de l’une des pires idéologies criminelles ».

Peut on réduire le nazisme à Mein Kampf ? Certainement pas, il s’agit avant tout d’un symbole sur lequel les historiens ne sauraient trop s’attacher pour comprendre une idéologie sociale, politique, telle que le nazisme. L’extrême droite, en effet, n’a pas besoin de Mein Kampf pour prospérer. Les controverses auront donc permis une chose : réaliser que le défi de l’historiographie du nazisme ne réside pas dans la lecture, la diffusion et l’explicitation de Mein Kampf mais bien d’une étude d’un corpus de textes et de sources issus de juristes, médecins, hauts fonctionnaires, etc. qui ont théorisé et mis en pratique le nazisme plus que n’a pu le faire, en 1924, Mein Kampf.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Total
0
Share