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Le journal pour les jeunes, par les  jeunes

Interview – Lena Góra : “Toute ma vie, j’ai essayé de comprendre où s’arrête l’art et où la folie commence.”

Picture of Sylia Lefevre

Sylia Lefevre

Rencontre avec l'actrice et co-scénariste polonaise d'"Imago". Lena Góra nous raconte la genèse de ce drame psychédélique aux accents punks, lauréat du prix de la Fipresci dans la compétition Proxima au Festival international du film de Karlovy Vary.

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Lena Góra remporte le Bella Women’s Golden Angel Award for Best European Actress 2023 (c) Lena Góra

Réalisé et co-écrit par Olga Chajdas, le film d’Olga Chajdas Imago raconte la véritable histoire d’Ela, la mère de Lena Góra, en 1987, alors qu’un vent de changement s’apprête à balayer la Pologne communiste. Ela, une jeune femme en quête de liberté, devient alors chanteuse sur la scène alternative post-punk.

Lena Góra interprète cette artiste inspirée, toujours enveloppée de fumée de cigarette, une femme luttant contre ses démons intérieurs, mais aussi une créature fragile qui aspire à l’amour maternel lorsqu’elle tombe accidentellement enceinte de sa fille.

Sélectionné en compétition Proxima du Festival international du film de Karlovy Vary (République tchèque), Imago a remporté, le 8 juillet 2023, le prix Fipresci. Désormais auréolé de ce premier trophée critique, il est désormais en lice pour le prix du meilleur film au Festival international du film polonais.

Lena Góra se confie sur les coulisses de l’écriture et du tournage d’Imago. Un seul mot d’ordre : la quête de liberté, encore et toujours.

Affiche d'Imago (c)Lean Góra
Affiche d’Imago ©Lena Góra

Le film Imago s’inspire de la vie de votre mère Ela, que vous incarnez dans le film.

Lena Góra : Un sacré voyage métaphysique, n’est-ce pas ? Ma mère était chanteuse dans le courant bohème alternatif post-punk polonais des années 1980. La rébellion contre le système, la lutte pour la liberté et la colère croissante contre les autorités ont servi de toile de fond à sa vie et à notre film. Partageant son temps entre les soirées arrosées, les expositions d’art, les spectacles musicaux et les services psychiatriques, elle est accidentellement tombée enceinte de moi. Elle n’était pas prête à devenir mère. Mais qu’est-ce c’est que d’être prête à être mère de toute façon ?

Pourquoi avez-vous voulu écrire cette histoire ?

Tout d’abord, parce que l’histoire se répète et nous traversons actuellement une crise politique similaire en Pologne : les femmes se battent pour leurs droits fondamentaux, pour avoir le choix. C’est absolument fou. N’avons-nous rien appris des livres d’histoire ?

Deuxièmement, parce que l’histoire d’une femme qui n’était pas prête à accoucher est universelle. Il y a tellement de jugements autour de cela, tellement de haine et de colère, que nous espérions décrypter une partie de cette stigmatisation.

Et puis il y a sa maladie mentale. Parce qu’elle était une artiste, de ceux qu’on appelle des “âmes sauvages”, personne ne pouvait vraiment lui faire un diagnostic. Toute ma vie, j’ai essayé de comprendre où s’arrête l’art et où la folie commence. Mais j’ai échoué. Où s’arrête l’art et où commence la folie ? Ce film en est une étude de cas.

Ela et sa fille Lena. ©Lena Góra

Comment votre mère a-t-elle réagi lorsque vous lui avez annoncé que vous alliez faire un film sur elle ?

Elle s’en fichait complètement. Elle a réagi de manière égocentrique, mais d’une belle manière. Elle était contente de me voir heureuse et que je fasse un film, qu’il s’agisse d’elle ou d’autre chose. Elle n’a pas voulu en savoir plus, ni lire le scénario. Elle n’a toujours pas vu le film.

Quand l’idée de faire ce film vous est-elle venue pour la première fois ?

Je suis polonaise. J’ai quitté mon pays pour les États-Unis à l’âge de 16 ans. Je vivais et travaillais à Los Angeles lorsque j’ai rencontré Olga Chajdas, la réalisatrice. Elle cherchait une actrice pour un film qu’elle allait tourner. Elle voulait me faire jouer, mais le film n’a jamais vu le jour. Mais nous avons commencé à parler de nos passés, de nos mères et nous nous sommes dites : faisons un film ensemble. J’ai donc pris l’avion pour la Pologne, elle est venue me chercher et nous sommes parties au bord de la mer polonaise.

Ela et sa fille Lena. ©Lena Góra

Comment l’écriture a-t-elle commencé ?

Nous avons parcouru la côte polonaise où nous avons rencontré et interviewé ma famille, les amis d’Ela et les vieux punks avec lesquels elle avait l’habitude de jouer. Ils nous ont tous raconté leur version de l’histoire d’Ela. Nous l’avons également rencontrée, mais elle ne voulait pas parler d’elle. Elle n’a cessé de nier qu’elle avait une quelconque importance. Elle vit maintenant dans une petite maison au bord d’un lac et voulait simplement nous montrer ses fleurs. Mais elle nous a donné les droits de son histoire avec facilité, comme si ce n’était pas son histoire. Elle sait comment se dissocier du concept de soi. C’est peut-être ce que certains appellent la “folie”. Il est si facile de juger les gens. Si vous parlez trop fort en tant que femme : Vous êtes folle ! Arrêtez d’avoir vos règles ! Arrêtez de ressentir des émotions !

Autoportrait dessiné d’Ela. ©Lena Góra

Comment vous êtes-vous préparée à interpréter Ela et sa condition psychologique ?

J’ai observé ma mère toute ma vie, je l’ai étudiée, j’ai essayé de comprendre pourquoi elle est parfois une personne et parfois une autre. Même sa voix changeait, comme si elle n’était plus la sienne. Aujourd’hui, je peux même sentir quand le changement arrive et quand elle est sur le point de passer d’une Ela à une autre. Elle bougeait souvent le cou d’une manière étrange et, comme si un fantôme était entré par son cou, elle devenait quelqu’un d’autre.  J’ai vu cela tellement de fois que j’avais presque ce souvenir dans mon propre corps. En fait, c’était très libérateur de laisser cela m’arriver à moi-même.

Ela et sa fille Lena. ©Lena Góra

Souhaitiez-vous aborder le thème de la maternité à travers les yeux de votre mère ou à travers ce que vous avez perçu d’elle ?

Le processus d’écriture du scénario a été très personnel, et il est donc probable que beaucoup de mes propres observations aient été présentes. J’ai plongé dans ma propre culpabilité, mes propres traumatismes, ma propre vie. Et puis il y a eu les histoires sur elle racontées par mon père, notre famille et nos amis, donc c’était aussi beaucoup à travers leurs yeux.

J’ai essayé d’être aussi professionnelle que possible et de prendre ce travail d’actrice comme n’importe quel autre. Sur le plateau, lorsque j’ai commencé à créer le personnage, je voulais me concentrer sur le problème universel d’une mère et sur la difficulté pour toute femme qui tombe enceinte. Et à quel point la société juge les femmes et à quel point nous sommes peu préparées à cette tâche. Et jouer Ela, celle du scénario. Ainsi, je ne perds pas la tête en cours de route. Mais ce n’était pas facile, surtout lorsque nous avons tourné dans le service psychiatrique, et nous avons tourné dans celui où j’avais l’habitude de lui rendre visite dans le passé…

Lena Góra dans un extrait du film Imago. ©KVIFF

Votre mère était une artiste post-punk. Considéreriez-vous votre film comme un film post-punk ?

Nous aimons dire qu’il s’agit d’un drame psychédélique post-punk. Nous avons tourné le film de manière très crue, sombre, sale. Olga a filmé les performances sur scène, rien en studio, avec beaucoup de longues prises. Même le tournage était très théâtral et nous pouvions vraiment nous perdre dans nos personnages. Je pouvais me perdre dans ma propre mère, aussi perdue en elle-même. Kafka aurait été fier.

Comment avez-vous tourné les scènes de concert ?

Dans la vraie vie, Ela et son groupe ne se sont pas beaucoup préparées pour les concerts. Ils montaient sur scène et jouaient en direct. Elle trouvait les paroles en live, en ressentant l’énergie de la salle, les vibrations du groupe. Cela peut sembler prétentieux, mais ce n’est pas le cas. C’était sarcastique, brut et sauvage. Nous voulions faire la même chose, sauf que nous avions écrit des paroles. Certaines ont été écrites par ma vraie mère, d’autres par nous. La musique originale du film a été composée par Andrzej Smolik, un musicien et producteur polonais phénoménal, qui a constitué un véritable groupe pour le film. Nous sommes devenus ce groupe.

Lena Góra au Festival de Karlovy Vary, 2023 ©Lena Góra

Ça fait quoi de présenter Imago en première mondiale au Festival du film de Karlovy Vary ?

C’est la première fois que je viens ici. C’est un rêve depuis que nous sommes arrivés. Nous avons été très émus que toutes les séances soient complètes. J’avais peur de la réaction du public face à une histoire si intime pour moi. Je me sentais tellement à fleur de peau. Mais les réactions ont été très chaleureuses. Le public a dit à quel point il était important que je partage cette histoire et qu’il s’y reconnaissait. Je tremblais en quittant la séance de questions-réponses.

Comment pensez-vous que le public polonais accueillera Imago ?

Je n’en sais vraiment rien. Ce sera probablement plus intense en Pologne : c’est une histoire polonaise,  de la scène post-punk des années 80, des femmes polonaises, de la rébellion. Beaucoup de Polonais peuvent y trouver un lien personnel. J’espère simplement que nous ne les décevrons pas.

Affiche du film Imago ©Lena Góra

Comment avez-vous abordé le thème politique dans le film ?

Nous l’avons abordé comme Ela : avec légèreté et sarcasme. Ce n’est qu’une toile de fond. Son personnage n’est pas politiquement actif. Elle mène sa propre guerre. Elle se sent enchaînée à la maison, dans son groupe de pairs, dans la société. Est-ce elle qui s’impose ces chaînes ou est-ce la société ? Qui est le grand juge ? La société veut que les femmes soient calmes, gentilles, polies. “Ne montrez pas votre corps, vos pensées ou vos émotions !”

Ela se bat pour sa liberté, au péril de sa vie. Ou peut-être que la guerre qu’elle mène est ce qui la rend folle. Elle a été enfermée dans des institutions psychiatriques parce qu’elle méditait trop fort dans la maison. À l’époque, les gens pensaient qu’elle était folle.  Et maintenant, apparemment, la liberté de choix des femmes est aussi une folie ?

Affiche du film Roving Woman. ©Amor Vacui Films

En tant que scénariste, comment voulez-vous présenter les personnages féminins ?

Je n’y pense pas. Mais d’une manière ou d’une autre, je suppose qu’il y a un thème. Mon film précédent, Roving Woman, était aussi l’histoire d’une femme en quête de liberté. Il s’agissait d’un road movie, et la route est toujours un excellent prétexte à la découverte de soi. Vous savez, lorsqu’une femme est forte et qu’elle n’est pas “calme et polie”, elle est considérée comme une menace. On la traite de tous les noms, on la dénigre.

Je veux présenter des femmes désordonnées, étranges, sauvages, impolies, confuses, émotives, en recherche, des femmes réelles. Pas les femmes parfaites que nous avons l’habitude de voir dans les films. Je veux faire des films sur des femmes qui pissent, qui saignent, qui crachent. De vraies femmes. Les héroïnes d’Imago et de Roving Woman ne sont pas parfaites selon les critères de la société, et je trouve cela parfait.

Ela. ©Lena Góra

Qu’avez-vous appris sur vous-même en tant qu’artiste pendant l’écriture et la réalisation de ce film ?

Beaucoup de choses. Vous savez, toute cette bohème dont je suis issue était sauvage. Ces artistes incapables de faire la différence entre leur vie privée et leur art. Tout se confondait. C’était très destructeur, non seulement pour eux et leurs proches. Mais je sais que l’on peut être un artiste professionnel et avoir une vie privée séparée. Une vie normale et ennuyeuse après le travail ! C’est très apaisant pour moi.

Personnellement, j’ai également pu me débarrasser de beaucoup de culpabilité et de colère. Nous avons tendance à penser que notre famille doit être parfaite. J’ai préparé Ela comme n’importe quel autre personnage de fiction. De ce point de vue distant de ma propre mère, je pouvais la regarder sans émotions. Ela n’a pas les moyens de faire face à la vie autrement qu’elle ne le fait. Tout est logique dans le scénario. Elle était la plus jeune d’une famille de neuf enfants, il n’y avait pas d’argent à la maison, pas d’espace pour elle, et en même temps, elle commençait à se sentir “trop” et ne pouvait pas arrêter ce besoin de parler et de s’exprimer. Et puis elle est tombée enceinte.

Lena Góra au Festival de Karlovy Vary. ©Lena Góra

Vous sentez-vous davantage scénariste ou actrice ?

L’écriture est ce qu’il y a de plus libérateur pour un artiste. En tant qu’acteur, vous vous mettez entre les mains d’un autre artiste, ce qui est extraordinaire, vous êtes leur outil, leur peinture, leur argile. C’est une pratique de lâcher-prise et de relaxation plus que toute autre chose.

Lorsque vous écrivez, vous êtes le créateur et c’est une toute autre dimension. Je ne peux pas vraiment les comparer. Ce sont des choses complètement différentes.

Dans quelle mesure vous sentez-vous liée au cinéma polonais et américain ?

La même chose qu’avec le cinéma français, italien ou japonais. Je me sens lié au bon cinéma. Roving Woman est un film américain, avec des acteurs américains et tourné en Amérique, mais avec une équipe entièrement polonaise. Les premiers films de certains des réalisateurs européens-américains que j’aime le plus montraient une vision très européenne de l’Amérique : Taking Off de Milos Forman, Stroszek de Herzog ou Alice and the City de Wim Wenders. Le cinéma polonais est beaucoup plus sarcastique, poétique et romantique que le cinéma américain. Et j’aime aussi cela. Mais le cinéma français ? Difficile de dire qu’il n’est pas mon préféré !

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